Billet invité.
1 – L’impact négatif des activités humaines sur l’environnement et sur les ressources épuisables est de plus en plus visible, au point que la plupart des experts scientifiques et des responsables économiques et politiques s’accordent à reconnaître la nécessité de s’orienter vers des modes de vie et de consommation qui, à la différence de ceux qui prévalent actuellement, n’affectent que peu ou pas du tout la biosphère.
Les ressources en énergie et matières premières limitées dont nous disposons sont en effet insuffisantes pour permettre à 6 milliards de personnes ou plus de vivre durablement suivant le modèle de consommation actuel de l’Amérique du Nord ou de l’Europe de l’Ouest, un mode de vie dont on peut craindre par ailleurs qu’il ne dégrade si profondément la biosphère que les conditions de vie et même de simple survie en soient profondément affectées.
L’alternative la plus souvent évoquée consiste à rechercher de nouveaux modèles de développement, dits « modèles de développement durable », qui n’affectent plus – ou affectent moins – la biosphère que ne le font les modèles actuels, sans prélever de ressources épuisables, sans produire de déchets, en utilisant principalement comme matières premières et sources d’énergie des produits renouvelables autrement qu’à l’échelle géologique, et qui privilégient toutes les formes de recyclage, qu’il s’ agisse d’énergie, de produits finis ou de leurs composants.
2 – La pertinence économique des modèles actuels est fondée pour l’essentiel sur le fait que les matières premières n’ont d’autre coût que celui de leur extraction, de leur transformation et de leur destruction, mais que la pollution ou la disparition d’éléments irremplaçables comme l’air, l’eau, ou les sols sont économiquement gratuites. Même si d’importants progrès ont été réalisés dans le domaine du recyclage au cours des dernières décennies, le schéma-type actuel consiste encore pour l’essentiel, si l’on s’en tient aux quantités de déchets produits, à extraire une matière première renouvelable, à la transformer, à l’utiliser, puis à la détruire ou à l’enfouir. Ce schéma correspond à une sorte de nomadisme industriel, dans lequel les activités productrices sont regroupées près des « mines » de matières premières épuisables jusqu’à ce que ces gisements soient épuisés, et/ou jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible ou acceptable de continuer à rejeter des déchets.
Le passage à des modèles de développement durables – dans la mesure où il se fonde sur la mise en place de systèmes sans impact sur l’environnement, donc sans rejets de déchets ni destruction et mise au rebut de matières premières épuisables – suppose vraisemblablement une remise en cause des paradigmes qui sous-tendent actuellement la plupart des filières de production et de transformation.
3 – L’industrie automobile occupe une place très particulière dans la société moderne et dans les économies des pays développés et des pays émergents :
– Fonctionnellement, elle offre au plus grand nombre des possibilités de mobilité dont même les plus fortunés ne pouvaient disposer il y a moins d’un siècle.
– Sociologiquement, elle reste pour beaucoup une marque de statut social et un symbole dont la remise en cause est perçue très négativement par ceux qui l’utilisent ou rêvent de pouvoir le faire.
– Économiquement, l’automobile est, directement et indirectement, une source considérable de création de richesse et d’emplois,
– Écologiquement, en revanche, le bilan est beaucoup plus nuancé :
. la plupart des matières premières utilisées pour la production automobile ne sont pas renouvelables et, malgré des progrès remarquables et constants, certains des constituants utilisés représentent toujours une source de pollution en fin de vie,
. la quasi-totalité des carburants consommés, avec des rendements relativement faibles au regard des charges utiles transportées, sont d’origine fossile et l’usage des automobiles est une des sources les plus importantes de pollution atmosphérique et sonore.
Sans parler de l’incidence sociale et du coût des accidents, il est donc difficile, ne serait-ce que pour des raisons écologiques, d’intégrer (en l’état) l’automobile dans un modèle de développement durable.
4 – Les constructeurs sont bien entendu conscients de cette situation. Ils ont engagé de longue date d’importants programmes de recherche pour atténuer les impacts négatifs de l’automobile. Ces programmes portent sur l’amélioration de la totalité des véhicules, et, en particulier, sur la sécurité, le recyclage des matières premières utilisées, le rendement des moteurs, la résistance à l’avancement, ou encore la réduction des bruits émis… Ils ont déjà permis d’enregistrer de remarquables résultats.
5 – Toutefois, l’essentiel de ces programmes porte sur l’amélioration de l’objet automobile tel que nous le connaissons actuellement, et relativement peu sur le service que l’automobile est supposée rendre. Or l’avènement d’un produit automobile en harmonie avec les exigences du développement durable passe aussi probablement par une analyse du contenu de la nature de ce service. Une telle analyse pourrait conduire à la conception et à la mise en place de nouveaux concepts de véhicules et à de nouveaux modèles de business automobile mieux adaptés aux caractéristiques d’un cycle de vie « en boucle », prélevant peu ou pas de matières premières non renouvelables et produisant peu ou pas de déchets.
6 – La fonction de base d’une automobile étant de transporter sans rupture de charge son utilisateur de l’endroit précis où il se trouve à l’endroit précis où il veut se rendre, au moment précis où il souhaite le faire, c’est en principe d’abord un « usage » que cherche l’utilisateur. Pour la fourniture de ce service, la propriété, qui garantit la disponibilité permanente de l’objet, est de tradition, mais elle n’est pas vraiment essentielle, comme le prouvent d’ailleurs les progrès du leasing et, de façon encore très marginale mais néanmoins significative dans certains pays, la pratique du car sharing.
La dématérialisation de la prestation fournie par le constructeur à l’utilisateur dans ce genre d’arrangement commercial (leasing, car sharing, ..), qui est typique des modèles de consommation durable, peut effectivement conduire à reconsidérer les modes de commercialisation actuels de l’automobile. Il ne s’agirait plus de vendre des automobiles, mais de mettre à disposition des clients un service particulier de mobilité.
Il convient de noter que, pour être totalement pertinente, une réflexion prospective sur l’évolution de l’offre « automobile » aux individus doit normalement s’inscrire dans le cadre de référence d’une réflexion d’ensemble sur le thème de la mobilité individuelle et donc sur les solutions complémentaires et/ou concurrentes telles que l’usage des deux roues, les transports publics, les véhicules sans chauffeur, les véhicules avec chauffeur, les véhicules partagés, le covoiturage, les taxis collectifs à la demande ….
7 – Si – comme c’est le cas dans la plupart des secteurs où cette réflexion est en cours – on s’oriente vers des solutions dans lesquelles le type de service de mobilité vendu par les constructeurs automobiles laisse à ceux-ci la propriété du véhicule mis à disposition du client avec obligation de le reprendre en fin de contrat, on entre dans un schéma de type « pollueur/payeur ».
Dans un schéma de ce type, il est de l’intérêt du « pollueur » de pouvoir réutiliser, si possible directement, le maximum de composants des voitures qui lui sont retournées. On passe alors d’un modèle de business qui incite fortement à des changements de gammes aussi fréquents que possible pour maximiser les ventes d’objets-véhicules à un schéma, plus vertueux écologiquement, dans lequel l’intérêt du constructeur est de vendre un maximum d’usage (km, mois…), en extrayant pour cela le maximum d’usage possible des constituants des véhicules.
8 – La plupart des projets de véhicules durables actuellement en cours, qu’ils émanent de nouveaux entrants ou des constructeurs existants, présentent des caractéristiques dont un ou plusieurs aspects les différencient assez sensiblement des conceptions qui dominent actuellement le marché. Techniquement, par exemple, certains de ces projets prévoient que le véhicule dans son ensemble et/ou certains de ses composants sont conçus dès l’origine pour être réutilisés à la fin de chaque cycle d’utilisation, après vérification, remise à neuf, et/ou, éventuellement, amélioration et « personnalisation » au goût du nouveau client. Ainsi, une plate forme comme celle du programme AUTOnomy de GM[1], qui permet plus de flexibilité au niveau de l’apparence finale, tout en préservant dans un premier temps la possibilité de continuer à valoriser les usines existantes pour fabriquer les plate-formes en très grande série est peut-être une première indication de l’évolution future des châssis.
D’autre part, dans le domaine de la motorisation, il semble que les moteurs à combustion externe du genre Sterling ou encore les turbines peuvent procurer des avantages (choix des carburants possibles, rendement, bruit, usure…) qui compensent leur défaut traditionnel, à savoir la lenteur de leur mise en route, particulièrement si l’on s’oriente vers l’utilisation de systèmes de propulsion hybrides, car les premiers km peuvent alors être parcourus grâce aux batteries.
Enfin, l’étude et l’emploi de nano-reformers embarqués, d’un encombrement guère supérieur à celui d’un système d’alimentation actuel, pourrait faciliter une transition douce vers l’utilisation des piles à combustibles, en permettant d’utiliser dans un premier temps des carburants liquides, d’origine renouvelable si possible, qui ne poseraient pas aux infrastructures de distribution existantes les problèmes difficiles de l’hydrogène pur, quelle qu’en soit la forme.
9 – Dans le domaine industriel, les expériences en cours tendent à montrer que cette évolution vers des véhicules plus durables pourrait être l’occasion de procéder à une redistribution de la valeur ajoutée dans la chaîne qui va du concepteur/constructeur au client. Il serait en effet alors possible d’utiliser la flexibilité de la conception de ces voitures reconfigurables pour les personnaliser localement en fonction des goûts de chaque client. Cette hypothèse qui implique une définition nouvelle des missions assurées par les relais des constructeurs auprès des clients pourrait s’organiser autours de la création de micros usines/concessions (Micro Factory Retailing, MFR) dont le rôle serait de vendre et d’assembler les véhicules, puis, en fin de cycle commercial, de les reconditionner. Elle est soutenue entre autres par le Dr Peter Wells [2] et par des « start-ups » comme OSCar[3] au Royaume Uni, ou MDI[4] en France. Une telle décentralisation de l’assemblage permettrait d’enrichir et de renouveler la nature de la relation entre le client et le distributeur, mais aussi la relation entre le constructeur et des assembleurs/prestataires de services.
Une telle évolution, difficilement imaginable il y a encore moins d’un quart de siècle, est de plus en plus rendue possible techniquement par les progrès constants et spectaculaires des techniques de traitement de l’information, des télécommunications, de la robotique et de la productique, qui permettent de contrôler à distance des opérations extrêmement complexes. La multiplication de centres d’usinage et de production des composants et des véhicules pourrait permettre d’atteindre, grâce au nombre des machines mises en œuvre, des économies d’échelle au moins aussi substantielles que celles entraînées traditionnellement par l’augmentation de la taille et/ou de la cadence de ces machines. De plus, le fait d’éclater la production des véhicules permettrait très probablement de réduire la plupart des problèmes et des risques (sociaux, pollution, accès physique, …) que posent les grandes concentrations industrielles.
10 – Commercialement et financièrement, la création de ces concessions/usines constituerait en soit une évolution assez radicale, qui, pour s’imposer, nécessiterait probablement la création et la mise en place de structures financières et de modèles de business différents. Une des évolutions possibles serait que le constructeur devienne le centre stratégique d’un réseau complexe de sociétés indépendantes, sur un modèle un peu comparable à celui de la carte bancaire VISA[5]. Ce réseau pourrait être conçu de façon à ce que l’évolution des véhicules et des méthodes de gestion et de commercialisation puisse se faire sur un modèle coopératif, par mise en commun et formalisation des expériences et des idées de chaque membre du réseau, comme le font les groupements qui gèrent les logiciels libres.
D’autre part, dans la mesure où la propriété du véhicule serait découplée de son usage, il deviendrait possible de vendre des « droits » d’usage permanents, un peu comme le font déjà, par exemple, les coopératives de car-sharing. Mais ce modèle ne constitue qu’un cas de figure, la location de longue durée ou le leasing en sont d’autres, qui existent déjà dans de nombreux pays. Une société néo-zélandaise membre du réseau MDI avait envisagé de proposer un modèle un peu plus complexe, qui consistait à vendre un droit à disposer d’une automobile qu’elle traitait comptablement comme des parts de capital d’une société à capital variable. Il était prévu de facturer l’usage des voitures aux clients/partenaires de cette société à capital variable sur des bases de calcul plus modérées que dans le cas d’une location ou du leasing simple, afin que le système reste incitateur pour les clients. L’avantage pour le client était de ne plus passer par perte et profits une part significative de l’amortissement de chacun de ses véhicules, et, pour le concessionnaire, de lever une partie des fonds nécessaires pour financer l’usine d’assemblage, tout en fidélisant le client.
11 – L’importance de ces modifications potentielles pour les industriels de l’automobile est telle qu’il semble difficile qu’ils n’en étudient pas dès maintenant les conséquences probables pour leurs entreprises. L’efficacité, la puissance et l’inertie du système actuel, créent cependant des incertitudes telles sur les calendriers de réalisation effective qu’elles incitent à privilégier en priorité une approche très pragmatique qui cherche en priorité :
– (i) à identifier les opportunités ponctuelles qui existent déjà, mais qui n’ont pas de réalité économique et commerciale faute d’offre adéquate pour les transformer rapidement en marchés;
– (ii) à concevoir des produits et des services qui remettent le moins possible en cause les infrastructures existantes et permettent de préparer et de ménager une transition sans solution de continuité vers les infrastructures et les modèles du futur.
12 – L’objet de la démarche que nous proposons serait d’identifier et de définir les besoins de mobilité automobile durable qui existent déjà actuellement en France et dans quelques pays européens, puis de sélectionner les niches correspondant à des besoins solvables et non satisfaits faute d’offre qui pourraient permettre de réaliser rapidement une vérification expérimentale et économiquement rentable de la nature exacte et du potentiel du concept d’automobile durable.
– La première étape consisterait à recenser les expériences en cours ou en projet dans le monde.
– La deuxième étape serait d’identifier les marchés où la demande actuelle pourrait être très rapidement satisfaite avec des concepts durables, en particulier dans le domaine des flottes de véhicules de service (collectivités, entreprises, loueurs de voitures…) dont les besoins et les critères de choix se rapprochent le plus de ceux qui caractérisent une vision strictement fonctionnelle de la mobilité automobile.
– la troisième étape serait de sélectionner les caractéristiques possibles d’un modèle futur de business et de vérifier sa validité en s’assurant qu’il existe déjà un nombre suffisant d’acteurs intéressés (utilisateurs, concessionnaires).
– La quatrième étape serait la définition des grandes options possibles et des conditions de réussite pour le modèle choisi, en particulier le recensement des acteurs publics et privés, leurs besoins, leurs motivations, leurs freins….
– La cinquième étape serait l’approfondissement du concept de façon à définir les caractéristiques du ou des futurs produits proposés, ainsi que la définition d’une stratégie de développement et d’un plan d’action.
[2] Redesigning the Industrial Ecology of the Automobile, Journal of Industrial Ecology, volume 9, Issue 3, Summer 2005
[3] OSCar, the open source car project Elena Blankman, Suzanne Escousse, Achim Schillak, Lisa Schmidt, and Melissa Slotnick under the supervision of Professor Christopher L. Tucci – The Stern School of Business – NYU
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