DERNIÈRES NOUVELLES D’EUROPE, par Michel Leis

Billet invité

Les discours politiques souvent lénifiants ne sont pas tout à fait sans rappeler cette vieille rengaine, « tout va très bien madame la marquise ». Les nouvelles qui suivent n’ont pas de lien de causalité direct. Elles dessinent pourtant une toile de fond qui par certains côtés n’est pas sans évoquer la date où cette chanson est devenue un tube : 1935.

Le gouvernement français cherche les moyens financiers nécessaires à sa politique, feignant de croire (ou pire encore le croyant vraiment) à une création d’emplois en France par la diminution du coût du travail et à un choc de l’offre. À croire qu’il n’existerait aucun rapport sur les réalités de l’économie : à quelques exceptions industrielles près, les entreprises n’utilisent pas à 100 % leur capacité de production. Elles se sont donc réorganisées en conséquence pour générer du profit, parfois en supprimant des capacités de production. L’exemple de l’automobile est très éclairant : en 10 ans, la production des usines françaises de nos constructeurs nationaux est en recul de 30 % et même de 50 % pour les segments d’entrée de gamme. C’est une baisse bien supérieure à la baisse des parts de marché de ces mêmes constructeurs en Europe et elle reflète clairement des choix industriels qui ne favorisent pas la France. En dépit des différents pactes de compétitivité signés ici et là, les annonces récentes des constructeurs n’inversent pas la tendance : la Renault Clio et Captur sont produites en Espagne, cette semaine Citroën a dévoilé en avant-première du salon de Genève la future Cactus, elle sera produite à Madrid. On peut toujours arguer sur la compétitivité des sites industriels français, au moment des choix, la baisse des coûts du travail en France est de bien peu de poids face à des investissements industriels plus récents (les usines espagnoles) et un coût du travail qui reste beaucoup plus bas. Pourtant, la baisse du marché espagnol ne justifie aucunement une production en Espagne, la plus grande partie de cette production prendra la route de la France et des marchés du nord de l’Europe. De combien faut-il encore baisser les salaires pour faire revenir la production en France ? Et question subsidiaire, quand le pouvoir d’achat des salariés sera réduit à la portion congrue, qui achètera encore des voitures ?

Même dans un secteur qui se porte bien comme l’aéronautique où les carnets de commandes s’établissent officiellement à plus de 5000 appareils pour Airbus, soit largement plus de 10 ans de production au rythme actuel, on ne constate pas d’embauches massives. En réalité, l’absence d’ajustement massif des capacités de production traduit à la fois des arbitrages industriels qui rapprochent la production des marchés (la fabrication des 319 et A320 en Chine) et un doute jamais publiquement avoué sur la qualité de ces commandes : la demande réelle pourrait être en réalité bien plus faible et à la merci du moindre infléchissement de la croissance dans le transport aérien.

Bien sûr, le gouvernement invoquera les PME et les services, domaine apparemment bien plus scalable que le modèle industriel. Pourtant dans les grandes entreprises de services et de distribution, la messe est dite, la course à la rentabilité accélère l’automatisation croissante de postes de travail, même quand cela ne s’impose pas. C’est une tendance lourde et l’impact positif sur les comptes des grands acteurs du secteur n’est pas près de changer la donne.  Il est fort à parier que les rares embauches observées ne relèvent que de l’effet d’aubaine. Reste le petit commerce, la restauration, les services et l’artisanat. Pas sûr que le contexte d’austérité ou les restrictions des budgets publics nationaux ou régionaux soient un contexte très favorable. Les exemples récents de mesures destinées à favoriser un secteur n’incitent pas à l’optimisme. Quelles que soient les mesures, les effets seront marginaux.

Je viens d’évoquer les arbitrages industriels des groupes automobiles (pas seulement français d’ailleurs) en faveur de l’Espagne, il n’est pas sûr que ces nouvelles soient pourtant très positives pour les travailleurs de ce pays. Outre des considérations purement techniques (l’outil de travail est plus récent, il existe un tissu de sous-traitants locaux qualifiés et qui produisent à bon marché), il est probable que ces choix intègrent aussi d’autres considérations moins avouables. Le taux de chômage élevé dans la péninsule ibérique est la garantie d’un rapport de force extrêmement favorable. Ce rapport de force ne concerne pas seulement le travail, les menaces sur l’avortement ou la liberté de manifester témoignent d’une dégradation générale des rapports de force de l’ensemble de la société civile. Là encore la commission européenne adresse des observations dont on a pu observer l’absence d’efficacité récemment en Hongrie. Une hiérarchie claire des rapports de force se dessine : le pouvoir politique est inféodé au pouvoir économique, le peuple doit suivre coûte que coûte la ligne tracée par le pouvoir politique. Il sera intéressant lors des élections de 2015 en Espagne, si une alternance se dessine, de voir quelles seront les mesures qui seront remises en cause. Le cache-sexe sociétal risque une fois de plus de remplir son rôle et de cristalliser un débat autour de sujets qui pour être importants ne sont que des épiphénomènes d’une dégradation plus large.

Heureusement, l’Europe pratique la transparence. On a ainsi appris que la corruption coûtait aux alentours de 120 milliards d’euros par an à l’Europe. Montant que l’on retrouve probablement dans les 2000 milliards de fraude fiscale annuelle selon les estimations les plus récentes publiées en fin d’année dernière. Que l’on s’attaque sérieusement au problème, que l’on recouvre ne serait-ce que la moitié de cette somme, et en l’espace de deux ou trois ans, le problème de la dette des États sera largement résorbé, sans douleur pour le citoyen lambda qui n’a rien à cacher au fisc. Ce genre d’information ne se retrouve dans les titres des journaux télévisés ou de la presse écrite qu’une seule journée. Que voulez-vous, c’est quotidien, on s’habitue, il se passe des choses tellement plus intéressantes aux frontières de l’UE.

En Suisse, l’UDC a réussi à mobiliser suffisamment de signatures pour organiser un référendum « contre l’immigration massive », un pas de plus vers le mouvement de repli sur soi initié par l’UDC (plus grand parti en Suisse) dont on ne sait si la référence à la « démocratie » et au « centre » n’est pas à rapprocher de l’emploi du terme « socialiste » qui figurait dans un parti allemand de sinistre mémoire. La Suisse est en train de devenir le laboratoire de l’extrême droite en Europe, en tout cas un lieu où s’expérimentent les grandes lignes de ce que pourrait être l’Europe de demain gouvernée par une droite qui se veut « populiste » et « nationaliste », c’est tellement plus propre sur soi qu’« extrême ».

Ailleurs aux portes de l’Europe, les manifestants ukrainiens font des pieds et des mains pour se rapprocher de l’Europe tandis qu’en Bosnie, le peuple gronde, réuni par la misère, au-delà de ces divisions ethniques traditionnelles. Ils n’ont pas la chance de faire partie de l’Hinterland allemand, ces quelques pays de l’ex-bloc de l’Est qui ont le droit de goûter aux miettes de la prospérité allemande, c’est-à-dire de travailler pour l’industrie allemande à des salaires deux et trois fois moins élevés qu’en Allemagne. Pour ces pays, le message est clair, ne soyez pas trop exigeants et contentez-vous des miettes, il y a plus pauvres que vous aux portes de l’Europe.

Non, il n’y a pas de lien de causalité, juste un kaléidoscope d’images qui témoignent de ce lent pourrissement de la situation et des esprits. Le pourrissement précède la rupture, ce fut le cas dans les années 30, nous revoilà à notre vieille scie, « tout va très bien madame la marquise ».

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