Billet invité
Le présent commentaire de l’oeuvre de David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, est en même temps une interprétation du cours de Bernard Stiegler sur la République de Platon
Anthropologie de la dette
Dans « Debt, the first 5000 years » paru en 2011, David Graeber produit une histoire anthropologique de la dette depuis les origines de la civilisation humaine. A partir de son point de vue anarchiste assumé, l’actuel professeur d’anthropologie à la London School of Economy s’extrait du nominalisme juridique et technique de la modernité contemporaine pour décrire le phénomène de la dette dans sa réalité archéologique, sociologique, idéologique et métaphysique. Le résultat de cette étude fouillée est que le commerce du crédit n’est plus la mécanique brute que nous connaissons dans l’actuelle guerre civile numérique mais la structure métaphysique de la « religion féroce » dénoncée par Paul Jorion.
D’après Graeber, les premiers motifs de dette n’ont rien à voir avec l’économie réelle de production et d’échange marchand, mais avec l’au-delà de la vie sensible à quoi la société humaine donne accès. La dette est la comptabilité des devoirs humains envers les dieux, envers les prêtres, envers les pères et envers la mère. La dette est le prix de la réalité présente dans l’au-delà. A ce prix dont la date de règlement n’est pas fixée dans le temps réel, correspond une obligation réelle immédiate qui est le paiement de l’intérêt ; c’est à dire le paiement régulier d’un pourcentage du prix de ce qu’on doit, pour avoir le droit ou la possibilité de vivre dans la société dite civilisée.
Le problème anthropologique éternel de la dette est celui de l’identification des créanciers : des dieux, des hommes ? Celui de l’objet dû dans le prix : la vie, la relation à autrui, l’obéissance à l’autorité, le droit d’exister, la chose ? Et celui des moyens du remboursement : la prière, l’offrande, le travail, la spéculation, le privilège, l’incantation ? Les réponses aux questions de la dette ont déterminé une définition sociale et politique de l’intérêt et une pratique obligatoire entre les acteurs de l’échange économique.
De la réalité des intérêts
L’intérêt est la pratique morale de l’économie des prix. Ce qui justifie la dette sous-jacente à l’intérêt détermine l’interdiction de l’intérêt, ou bien son existence tolérée, ou bien sa régulation sociale ou bien encore son accumulation délibérée. Dans le temps présent, la pratique de l’intérêt librement monétisé par les individus en position de force a clairement pour conséquence de générer la dette pour elle-même afin de maximiser les gains des bienheureux possesseurs du capital financier. Le phénomène de l’intérêt financier est de nature religieuse : il trouve sa justification exclusive dans le jugement des individus ; actuellement dans les individus qui placent la vérité hors de toute réalité sensible, descriptible et partageable.
Déduisons de Graeber que l’intérêt matérialise dans les sociétés la vision dominante qui fait lien entre les individus. Posons également que la religion de l’intérêt financier s’est imposée au tournant de la Renaissance à la faveur de la réforme protestante ; que schématiquement la réforme protestante a remplacé la personne par l’individu. Alors que la personne est une entité sociale unifiée de relations individuelles intersubjectives, l’individu est une unicité indépendante de ses relations qui se définit en absolue liberté par rapport à lui-même.
Pour advenir à la fin du Moyen-Age, le capitalisme financier doit affirmer que la communion entre les personnes dans la personne n’existe pas. Pour que les intérêts qui peuvent être payés sur les dettes soient attribués à des partis particuliers et non à une contrepartie générale, il faut nier l’autorité de la société en général et il faut mettre en avant l’initiative individuelle comme source unique de la vérité et de la richesse.
La personne asservie à l’individu
La contre réforme catholique qui ré-articule l’intérêt privé à l’intérêt public par l’intérêt général fait long feu devant les formidables perspectives d’accumulation privée du matérialisme protestant. Les Lumières cherchent par la raison un juste milieu entre l’individuel et le collectif, entre l’objectif et le subjectif. En fait, elles assènent le coup de grâce à la transcendance de la personne sur la réalité sensible, laquelle peut se compter mathématiquement, ce qui évite les coûteux affrontements politiques sur le sens du vivre ensemble.
Le libéralisme politique dissout la délibération publique de la légalité des dettes. L’esprit public est chassé du champ de l’économie. La science économique migre des sciences morales et politiques vers les sciences physiques : le prix n’est plus qu’un rapport de forces mathématiques entre des individus qui ne contiennent aucune relation ; les agents de l’économie ne sont ni objets du Droit, ni sujets de dettes morales.
L’individualisme anglo-saxon protestant qui possède désormais le monde entier dans le marché global libertarien en dollar ne voit que des relations de quantité entre des unités hiérarchisées par la comptabilité en virtualité monétaire : l’intérêt matérialise l’obligation éternelle de subordination du pauvre illettré ignorant au caprice vrai du riche dépositaire de toute science.
Chute dans la « religion féroce »
Le personnalisme monothéiste a effectivement laissé la république au financiarisme individualiste à la faveur de la réforme matérialiste et rationaliste : la personne qui se donne à elle-même par les autres cesse d’être la cause réelle du prix de toute chose échangée ; l’intérêt abstrait de la chose est le seul motif de la relation entre des individualités connaissables ; le capital nominal est la cause définitive de tout ordre social et politique. L’intérêt qui était la plus-value non distribuable du vivre ensemble devient la rémunération perpétuelle de la dette du pauvre damné par son inculture envers le riche omniscient, omnipotent béni des dieux.
La dogmatique moderne du libre échange capitaliste délocalisé vient abolir l’état du droit des personnes au profit d’une procédure monétariste d’asservissement de la masse informe aux individus cachés de la compétition financière. Finalement le monétarisme libertarien s’auto-détruit car le seul intérêt des choses ne peut pas suffire à mobiliser le travail des personnes. Sans la contrepartie du travail personnel, une dette perd tout intérêt réel.
Une addition mondiale d’individus sans droits donc sans devoirs ôte toute contrepartie réelle aux créances virtuelles du système financier. Le système de l’intérêt matérialiste protestant est mort ; il ne peut être financièrement remplacé que par la société assurantielle des personnes ; la société politique des citoyens mutuellement responsables du prix de la vie pour chacun par des communautés d’intérêts solidaires.
Assurer les dettes par le travail de la réalité
L’analyse anthropologique de Graeber suggère des alternatives au chaos actuel. Elles consistent peu ou prou à restaurer les pratiques d’annulation de dette en fonction de la réalité visible et d’une idéalisation partageable de la justice entre les hommes. L’intérêt financier sur la dette en monnaie n’a de sens économique que par rapport à l’existence de la communion telle que la scolastique thomiste l’a définie : réalité donnée entre les personnes par la société ecclésiale dépositaire de la vie de relation et d’échange.
Concrètement, cela signifierait que la société humaine est structurée en États personnalisant les marchés nationalisables du bien commun. L’intérêt serait le prix commun du temps partagé par quoi tout prix à terme d’un quelconque service est dû aux acheteurs du crédit, lesquels sont les différents assureurs financiers de celui qui livrera la chose. Les acheteurs du crédit sont les vendeurs du travail qui est la seule cause véridique du prix des biens. Les acheteurs du crédit par le travail sont :
1. le travailleur qui transforme,
2. l’entrepreneur qui calcule le prix de revient en travail d’organisation,
3. le propriétaire de capital qui prête les moyens de production qu’il a épargnés dans un temps donné,
4. et l’État de droit qui garantit la justice entre toutes les parties à l’échange.
Dans l’économie des biens communs réalisables par la monnaie, une unité monétaire est la comptabilité unitaire du capital de justice à l’intérieur d’une société identifiée par chacun de ses membres. Chaque citoyen est créancier personnel de la justice commune par sa dette individuelle de travail à la production collective des biens. Autrement dit, la contrepartie financière d’un État identifié d’économie est un marché de justice délimité par une souveraineté juridique. La souveraineté d’une loi économique est financée exclusivement par la vente de travail utile au service des biens nécessaires à la bonne vie de tout citoyen.
Définition politique de la monnaie réelle
Une créance en monnaie ne peut être que la rémunération d’un travail passé dont la contrepartie réelle est prêtée à la société toute entière en attendant que le créancier ait déterminé concrètement le besoin qu’il a à satisfaire. L’intérêt versé sur une créance en monnaie liquide ne peut donc être que la prime d’assurance versée par les vendeurs de biens et services réels sur la justice dues aux acheteurs à terme des biens.
Cet intérêt est réglé par tout emprunteur de la liquidité d’une vente à terme. La liquidité est un droit de propriété publiquement et légalement contractualisée sous l’assurance juridique de l’État de justice. Cela revient à dire que le prix de la liquidité d’un prix, qui forme l’intérêt, est le prix de la juste répartition des biens entre tous les citoyens présents sur le marché, comme consommateurs de ce qu’ils produisent collectivement ; donc que l’intérêt sur la monnaie ne peut être, comme le constate Graeber, que la fiscalité du capital et des revenus.
La fiscalité est l’assurance du bien commun par le financement de l’État de droit des personnes. En conséquence, l’intérêt versé sur une créance en monnaie liquide ne doit être versé qu’à la puissance publique ; dont le rôle financier est d’assurer la justice du vivre ensemble ; et dont le rôle économique est d’arbitrer l’équilibre général des prix pour que la justice soit effective entre toutes les personnes, quelle que soit leur position de consommateur ou de producteur.
Le prix de l’assurance du bien commun dans l’intérêt en monnaie, signifie qu’en aucun cas une banque ne doit redistribuer à des rentiers pseudo-actionnaires, ou à des déposants, les intérêts qu’elle perçoit sur ses débiteurs en monnaie. L’intérêt est dû exclusivement :
1. au travail d’anticipation du prix de vente réelle de la production escomptée de l’emprunteur financé,
2. au travail capitalisé mis à la disposition des emprunteurs par les prêteurs qui diffèrent leur consommation réelle,
3. au travail d’assurance du crédit personnel de l’emprunteur à réaliser effectivement ses promesses,
4. au travail de justice de la personne morale publique qui prend en charge les services nécessaires à l’existence de la société politique de bien commun.
Neutraliser les menteurs dans la compensation
Si l’intérêt est dû exclusivement aux différentes formes du travail de production des biens, il faut que le jeu spéculatif sur la monnaie qui ne représente aucun bien, soit réellement interdit ; autrement dit, que le vendeur de mensonge ne soit pas confondu avec le vendeur de travail réel ; qu’aucun prix ne puisse s’adosser à des actifs fictifs invérifiables en réalité visible par des personnes juridiquement irresponsables. La solution à ce problème est la chambre publique de compensation du crédit ; un système fermé de régulation des prix par une autorité souveraine de justice financée par la fiscalité prélevée sur les paiements.
La chambre monétaire de compensation du crédit requiert :
1. qu’aucun paiement n’est libératoire d’une dette s’il n’est publiquement et légalement compensé donc fiscalisé ;
2. qu’aucune banque compensatrice ne puisse accorder un crédit sans capitaliser objectivement dans la compensation les intérêts perçus sur la monnaie liquide ;
3. que l’indemnisation des droits lésés des créanciers en monnaie soit arbitrée par le travail d’un juge financier garant de la loi commune sous le capital assurantiel public de la personne morale de l’Etat ;
4. que la monnaie de chaque État soit assurée dans la compensation par des parités de change variables selon les primes de change de nature fiscale.
Le marché des changes transformé en chambre de liquidation de la fiscalité du droit humain implique que les créanciers de l’État sont exclusivement les citoyens qui travaillent au bien commun en reversant au budget public, sur les biens réellement produits et vendus, la prime d’assurance de la réalisation de leurs droits personnels au prix de la loi commune égale pour tous.
Monnaie de la démocratie numérique
La technologie des réseaux sociaux permet l’identification intégrale des personnes et la numérisation de toute l’information économique à quoi s’adossent les flux monétaires. La compensation interbancaire peut se réaliser intégralement dans la comptabilité matière qui collatéralise la comptabilité monétaire : tous les biens négociés sont nommés et appréciés séparément en monnaie et en unité d’oeuvre ; pour chaque matière, l’unité d’oeuvre est convertible en monnaie moyennant une prime d’assurance spécifique au travail nécessaire à la livraison du service titrisé. Un titre financier est l’adossement numérique compensé au dépôt public d’un contrat souche.
La compensation équilibre en monnaie les prix du travail, du crédit et du capital par la matrice publique négociable des intérêts fiscaux prélevés sur chaque transaction de matière. Est matière la substance du prix dont l’objet et les sujets sont objectivement déposés dans des banques publiques de données nominatives. Toutes les infrastructures numériques de compensation des prix par le droit des personnes existent et fonctionnent. Il reste à rétablir les États locaux, nationaux et fédéraux de la société politique dans l’actuelle anarchie des dettes sans contrepartie.
La dette n’a d’intérêt réel que dans l’économie de la personne offerte. Dans la guerre de tous contre tous, il n’y a rien à donner et tout à prendre. Les capitalistes et entrepreneurs de la religion féroce sont créanciers du néant. Pour simuler la vérité, ils ne peuvent que détruire la réalité et se payer en fausse monnaie.
Réponse de o1 , et en attendant le réponse de o3 Je comprends que vous soyez curieux de savoir comment…