PIQÛRE DE RAPPEL : Le fixing, arme contre la spéculation, par Jean-Pierre

Billet invité. Originellement publié le 12 juillet 2009.

LA SPECULATION CONTENUE : LE FIXING

La spéculation, cette vilaine qui fausse le fonctionnement des marchés, cette méchante qui attise la volatilité, cette malhonnête qui grossit les déséquilibres, cette satanée qui engendre la misère, aujourd’hui, elle est la cause de tous nos malheurs. Il n’y a pas longtemps pourtant, on n’avait qu’éloge pour sa présence. Elle apportait les liquidités nécessaires aux marchés, facilitait le déroulement des opérations, favorisait l’équilibre et l’obtention de prix justes. Elle figurait et figure toujours en bonne place dans les théories économiques.

Quand on parle de spéculation ou de spéculateurs, on mélange involontairement des acceptions différentes. Dans un cas, le spéculateur est ce malfaisant qui profite des écarts de cotation ou les attise, sans vergogne. Dans l’autre, c’est le bon samaritain qui fournit ses moyens pour résorber les déséquilibres temporaires et dont l’action a un effet de nivellement. Quand un économiste parle de spéculation, il désigne la bienfaitrice bien entendu. Mais comment distinguer l’une de l’autre ?

Ce qui caractérise un spéculateur, c’est qu’il agit pour son propre compte sur n’importe quel marché, visant un profit rapide. Le bien négocié n’importe donc pas. Les opérateurs traditionnels du marché, en revanche, échangent des biens pour des raisons économiques qui leur sont propres. Le vendeur écoule ainsi sa production tandis que l’acheteur l’utilise à d’autres fins. Le bien négocié est donc la base de leur transaction. Le marché, lui, sert à faciliter ce négoce et à en fixer un prix équitable. Si les deux parties économiquement significatives sur le marché ne parviennent pas à trouver cet équilibre, l’intervention du spéculateur prend alors toute son importance et son action devient salvatrice.

Selon cette approche, le spéculateur arrive en deuxième ligne. On attend de lui qu’il apure les déséquilibres, qu’il résorbe les soldes. Qu’il y gagne par exagération, mon Dieu, ne lui en voulons pas, il prend des risques avec ses sous, non ? Eh bien non, justement. Un spéculateur, un vrai, est un forban qui travaille avec l’argent d’autrui et qui manipule sciemment. Il ne se contente pas de résorber des soldes, il les crée, les amplifie, les alimente. Sa spéculation fausse la donne initiale, non seulement au niveau du prix, mais tout autant à celui des volumes négociés.

La facilité avec laquelle il peut agir à sa guise est due au fonctionnement même des marchés. Depuis le big bang financier de 1986, destiné à relancer les économies à l’époque et visant une concurrence plus ouverte sur les places financières, les marchés ont épousé la méthode anglo-saxonne pour la fixation des prix. Selon cette méthode, le marché est réglé par des teneurs de marché. Ces derniers gèrent un stock de biens et proposent un prix auquel ils s’engagent à acheter ou vendre le bien déterminé. Ce prix, ils l’adaptent en fonction du coût de la gestion de leur stock. Ils forment l’unique contrepartie pour chaque échange. Ils disposent par conséquent du monopole du négoce.

L’avantage de ce système est qu’il permet un négoce en continu. Chaque opération est traitée directement avec le teneur de marché, généralement au prix proposé par ce dernier. Quand le volume traité dépasse la quotité habituelle, un marchandage s’installe. Dès l’opération conclue, le prix est officialisé. Chaque opération débouche par conséquent sur un prix. De sorte que deux opérations en tout identiques négociées simultanément peuvent aboutir à deux cotations différentes.

Pour diminuer l’impression d’une fixation de prix au jugé, les teneurs, par le biais des canaux du marché, publient les positions latentes permettant à tout intervenant de déduire la tendance probable de l’évolution des prix. De cette manière, le système donne l’impression qu’il y a effectivement lieu de résorber un solde. Il n’en est rien, bien sûr. Personne ne connaît l’identité des donneurs d’ordre. Un teneur de marché peut lui-même placer des ordres ou adapter des positions en fonction de son stock et manipuler de la sorte l’évolution d’une cotation.

Ce système favorise les ordres individuels. Et le spéculateur y trouve un débouché parfaitement adapté à ses ambitions. D’autant plus que la plupart des teneurs de marché sont banquiers. Le spéculateur obtient aisément des crédits substantiels, jusqu’à trente fois la valeur du gage livré, pour assouvir sa soif spéculative. Pourvu qu’il place ses ordres auprès du banquier-teneur de marché. C’est par ce stratagème qu’un George Soros a réussi à couler la livre sterling en 1991. Les banques britanniques lui concédaient jusqu’à 20 fois le gage qu’il leur fournissait et participaient allègrement à l’effondrement de la devise sans courir de risque.

En effet, ces banques connaissaient en permanence la valeur de la position spéculative et, si d’aventure, elle évoluait à contre-sens, elles la stoppaient dès que la perte avait entamé la totalité du gage initial. Le spéculateur ne pouvait donc jamais perdre davantage que son gage et la banque, outre qu’elle a encaissé des commissions sur les ordres, a également touché des intérêts sur le crédit octroyé et a disposé du gage durant toute la durée de l’opération spéculative. La spéculation a pris un essor incomparable depuis, grâce à la générosité des banques et leur position oligopolistique sur les marchés.

Que les véritables opérateurs, dont l’activité économique dépend en partie de ces marchés, en soient victimes leur importait peu. Quant aux économistes, rares sont ceux qui reconnaissaient les méfaits de cette spéculation effrénée. Même de nos jours, ils en doutent encore alors qu’aucune raison économique ne peut justifier, voire expliquer, les dérives constatées.

Si on souhaite que la spéculation reprenne sa fonction originale, à savoir résorber les soldes temporaires pour équilibrer les marchés, il est grand temps de revenir au système du fixing. Ce système prévalait encore en Europe continentale jusqu’à la fin des années 80 du siècle dernier. Il est sans doute plus contraignant, ne permettant pas de négoce en continu, mais avec un gros avantage : le volume traité s’exécutera à un prix unique, contrairement au système anglo-saxon où chaque opération, qu’elle qu’en soit l’importance, mène à un prix.

En clair, à intervalles réguliers, les teneurs de marché se contentent de récolter les ordres d’opérateurs reconnus et dûment agréés, pour les classer ensuite par ordre tarifaire en vue de déterminer le solde entre l’offre et la demande. A l’heure dite, la récolte est arrêtée et le teneur, faisant ici fonction de commissaire-priseur, établit le solde et le divulgue. A partir de ce moment, les opérateurs ne peuvent qu’intervenir dans une seule direction en vue de résorber ce solde. Ils pourront diminuer l’importance de leurs ordres placés auparavant ou placer des ordres inverses en vue d’épurer ce solde. Dans une seconde phase, si un solde subsiste, les spéculateurs seront conviés, quoique la chose ne soit pas indispensable.

Dans ce système, seule l’épuration du solde détermine l’évolution du cours. Si sa résorption s’effectue facilement et rapidement, la fluctuation de la cotation sera dérisoire. Si le solde est par trop important, l’oscillation pourra s’avérer plus importante. Mais il sera toujours possible de la freiner en instaurant des garde-fous adéquats visant soit à temporiser la fixation du cours, soit à réduire automatiquement l’importance du volume négocié.

On peut même envisager l’introduction de quotas par séance et/ou de quotités maximales négociables par opérateur. Aussi longtemps qu’un quota n’a pas été atteint, aucune transaction ne pourra être dénouée. Par ce biais, on restreint la possibilité d’un marché démarrant sur un déséquilibre, chose particulièrement affectionnée par les spéculateurs. On réduit de cette manière aussi la possibilité de manipuler les volumes à négocier pour pousser le prix dans une direction déterminée, comme c’était le cas avec les « ordres à soigner », sport favori des spéculateurs sur les places boursières de naguère.

En fait, on est en mesure sinon d’éradiquer, à tout le moins de réduire sensiblement les méfaits des spéculateurs de tout poil, tant professionnels qu’occasionnels. Empêcher de surcroît qu’une banque remplisse à la fois le rôle de prêteur, de conseiller, de gérant, de dépositaire, d’exécutant, d’assureur, de liquidateur, de contrepartie, on assainirait d’emblée le fonctionnement non seulement des marchés, mais aussi des banques. En agrémentant ce retour vers le fixing d’une interdiction d’octroi de crédits à des fins spéculatives (donc avec effet de levier), le monde s’en porterait nettement mieux et les banques deviendraient plus solides. A l’ère de l’informatique, toutes ces dispositions ne requerraient qu’une adaptation minime des procédures actuelles. Il faudrait essentiellement élargir la traçabilité de l’activité depuis son initiation jusqu’à son dénouement final. Aujourd’hui, seul le dénouement est parfaitement retraçable.

Une telle modification, bénigne techniquement, impérative éthiquement, rapporterait certes moins aux intermédiaires financiers. On peut raisonnablement douter qu’ils l’adopteraient avec enthousiasme. Aussi faudra-t-il la leur imposer. Jusqu’à présent, rien dans les mesures annoncées ne va dans ce sens. Au contraire !

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