Extraits de l’entretien croisé entre François Leclerc, Nicolas Goetzmann et Jean-Marc Daniel
Atlantico : Nouriel Roubini, l’économiste qui avait en 2005 alerté sur les signes d’une crise économique imminente, a déclaré lors du forum de Davos que le capitalisme était en voie d’autodestruction, par le manque de consommation qu’il provoque à terme. Faut-il voir là une résurgence de la pensée marxiste parmi les observateurs de l’économie ou un constat factuel ?
François Leclerc : Ce ne sont pas les constatations qui manquent pour accréditer la perspective d’une autodestruction du capitalisme. Nul besoin de se référer à Karl Marx pour observer, même si un certain retour en grâce de celui-ci exprime le besoin de comprendre la crise actuelle, ce que la pensée économique dominante, avec ses schémas et ses croyances, ne permet pas. Parmi les observations que l’on peut faire figure en bonne place l’énorme volume atteint par la sphère financière, comparé à la taille de l’économie mondiale qui en dernière instance garantit les actifs financiers, avec comme conséquence un déséquilibre structurel grandissant. Comment y remédier est une question non résolue. Lors de l’épisode précédent, la titrisation était censée diluer le risque et les obligations souveraines, présumées à zéro risque, constituaient un socle solide. Qu’en est-il aujourd’hui, alors qu’il est craint une pénurie de collatéral – ces actifs apportés en garantie des transactions – en raison d’une demande accrue provenant des nouvelles réglementations et d’une confiance ébréchée des investisseurs, et de la perte de qualité de la dette souveraine ?
Atlantico : Dans cette logique, Roubini relance l’idée que le décalage entre l’augmentation des bénéfices et celle des salaires provoquerait un déficit de croissance, enclenchant ainsi le cercle vicieux qui pourrait détruire le capitalisme. Que faut-il penser de ce raisonnement ? Roubini fait-il preuve d’alarmiste ?
François Leclerc : L’accroissement continu des inégalités de la distribution de la richesse a été relevé aussi bien par l’OCDE que le FMI, et l’ONG Oxfam a produit en ouverture du Forum de Davos un document impressionnant à cet égard. Faut-il aussi rappeler le titre du dernier livre de Joseph Stiglitz, Le prix de l’inégalité ? Quant au raisonnement liant inégalité et déficit de croissance, il repose sur une simple donnée : la consommation contribuait pour 70% à la croissance des USA, pays où c’est le plus criant. Si le crédit ne peut plus se substituer aux revenus qui décroissent afin qu’elle reste ce moteur, que faire ? Préconiser le développement des exportations comme solution de rechange est illusoire, car tous les pays ne peuvent pas être exportateurs nets simultanément ! Enfin, les inquiétudes qui se manifestent à propos du développement des inégalités ne trouvent pas uniquement leur source dans la crainte de crises sociales et politiques montantes, mais aussi dans le fait que la machine finira par s’enrayer. Nouriel Roubini est lucide.
Atlantico : Faut-il ainsi considérer que ces inégalités sont consubstantielles au capitalisme ? En sont-elles une conséquence ou une composante ?
François Leclerc : Une fois les inégalités constatées, quelles en sont les causes ? Il y a moins foule pour répondre à cette question. La comparaison des rendements dégagés par l’activité financière et économique est pourtant sans appel. Il est dans la logique du capitalisme financier – au sein duquel l’activité financière n’est plus au service de l’économie mais est devenue un but en soi – de créer des écarts grandissants de revenus entre ceux qui travaillent pour vivre et ceux qui font travailler leur argent. C’est cela qui n’est pas tenable et qui est, pour reprendre votre terme, consubstantiel.
Atlantico : Cette conséquence du capitalisme sur lui-même est-elle « inscrite dans ses gênes » ? Ou relève-t-elle de la forme qu’il a pris au fil de l’Histoire, de ce que nous en avons fait ?
François Leclerc : Je n’adhère pas à la notion de capitalisme de connivence. Simon Johnson, professeur au MIT, évoque bien pour sa part une dérive oligarchique du pouvoir politico-financier, qu’il a étudié, mais sans souscrire aux thèses libertariennes qui font de l’État leur cible principale. Le capitalisme est devenu assisté et j’en veux pour preuve le rôle déterminant et durable que jouent les banques centrales dans sa stabilisation précaire actuelle. Par analogie, cela rappelle ces avions de chasse modernes qui ne volent que parce qu’une batterie d’ordinateurs y concourent, car sinon ils tomberaient comme des pierres. Par ailleurs, une récente étude commandée par le groupe écologiste du Parlement européen estime que les banques de la zone euro économisent de 200 à 300 milliards d’euros tous les ans, en raison de l’aléa moral et de la garantie implicite de l’État qui leur permet d’emprunter à moindre coût. La New Economic Foundation l’estimait plus modestement à 40 milliards d’euros en 2010. On pourrait multiplier les exemples étayant une même conclusion : le capitalisme est parvenu à un stade de dépendance affirmée aux aides publiques, d’où le terme d’assisté qui lui convient le mieux désormais.
Atlantico : Peut-il être sauvé ? Comment doit-il se réformer pour y parvenir ?
François Leclerc: J’ai coutume de dire que je ne connais pas la fin du film. Par contre, je crois indispensable de sortir du cadre du capitalisme, ce mode de production (pour cette fois-ci faire référence à Marx) qui ne peut prétendre à l’éternité et qui continue à être secoué par une crise destinée à durer, comme l’épisode actuel du rapatriement brutal des capitaux hors des pays émergents l’illustre, avant qu’un autre ne survienne. Enfin, la multiplicité des obstacles rencontrés par les régulateurs, ainsi que la grande timidité des réformes accomplies, tout comme leur calendrier à rallonge, ne témoignent pas d’une grande capacité de réforme, c’est le moins que l’on puisse dire…
Pure invention, ça n’est pas dans la doctrine d’emploi du nucléaire où la décision d’emploi ne peut être que faite…