Une nouvelle/un conte à faire peur : Le pays des poissons malades, par Fatima Ftaich

Billet invité, inspiré par la récente controverse qui touche les autorités canadiennes.

« Tu as brossé tes dents ma puce ? »
« Oui maman »
« Bon alors, c’est l’heure de l’histoire »
« Ce soir, je veux une histoire qui fait peur »
« Tu en es sûre ma chérie ? Ce n’est peut-être pas une bonne idée »
« Mais si maman, ne t’inquiète pas »
« Dans ce cas… Il était une fois… »

Il était une fois le pays Désérables, un pays fabuleux à la nature à peine domptée, aux océans sauvages, immenses et majestueux.

Un pays de superlatifs dont les forêts secrètes et les glaciers sans limites, les lacs insondables et innombrables s’étendaient à perte de vue, regorgeant d’une faune mystérieuse et extraordinaire.

Ce chef-d’œuvre d’éléments conjugués offrait une richesse incommensurable à sa population, et ce faisant, la remplissait d’aise et de satisfaction.

Cette contrée, pas si lointaine de la nôtre, était alors administrée par un Conseil de Sages épaulé dans sa tâche par de nombreux « Gardiens du savoir » dont il respectait et appréciait la présence, les connaissances infinies et les conseils avisés. Les uns et les autres œuvraient dans un but commun, celui de préserver un environnement dont ils chérissaient la générosité et les bienfaits.

Comme de nombreux paradoxes qui régissent les lois universelles, l’apparente toute-puissance de la nature ne l’empêchait en rien d’être soumise aux affres de l’épuisement et de la déliquescence. Le facteur précipitant vers cet inexorable déclin étant à l’évidence son hôte le plus traitre, l’être humain.

Conscients de cette évidence, mais également de la nécessité pour l’Homme d’exploiter les ressources mises à sa disposition, les Savants, Gardiens de l’harmonie, sonnaient l’alerte dès que le maintien de cet équilibre semblait sur le point de basculer.

Cette responsabilité, ces hommes et ces femmes l’avaient érigée en sacerdoce, travaillant sans relâche, observant, jetant des notes, mettant en garde, enregistrant l’histoire, mesurant le présent, préparant l’avenir.

Érudits équilibristes, leurs recherches portaient sur des domaines et des questions d’une complexité telle que, dans certaines matières, seuls quelques rares individus pouvaient prétendre en détenir l’expertise.

Sara était l’un d’eux, une « Gardienne des Abysses », son existence entière était dédiée à l’observation des fonds marins. Matin, midi et soir, elle plongeait, sondait, remontait des échantillons, observait les spécimens, des plus improbables aux plus communs. Rien d’interpellant n’échappait à sa vigilance aiguisée.

Ses relevés revêtaient un intérêt primordial pour parfaire la connaissance de cet univers, de ses interpénétrations avec les autres milieux et de sa protection.

Sara le savait, les humains étaient allés trop loin, des choses se passaient tout au fond, les créatures, de la plus microscopique à la plus colossale, mourraient asphyxiées étouffées sous les outrages dont l’Homme était à l’origine.

Tout se déréglait, se dégradait, les ravages ne faisaient que commencer, ça aussi elle le savait.

Des quatre coins du pays, les avis convergeaient similaires et inquiétants, les signes ne mentaient pas, que ce soient les Gardiens Sylvestres, des Abysses, des Glaciers, des Sommets, tous mettaient en garde : si le Conseil ne prenait pas la mesure de la gravité des phénomènes observés, des jours très sombres étaient à prévoir.

Jusqu’alors, le Conseil des Sages s’était toujours intéressé de près aux travaux de Sara ainsi qu’aux conclusions et recommandations qu’elle pouvait leur soumettre. Il encourageait sa curiosité et son esprit critique, mettant à sa disposition tous les moyens lui permettant d’aller au bout de ses réflexions. Considérant le savoir qu’elle et ses confrères Gardiens lui délivraient comme une manne inestimable d’informations et une contribution précieuse dans la détermination de ses choix.

Le jour advint où la composition du Conseil des Sages fut modifiée, ce jour funeste annonça l’avènement du règne de l’obscurantisme dans le pays Désérables.

Car mû par des intérêts plus troubles, le nouveau Conseil des Sages était déterminé à mener une gouvernance bien différente de l’ancienne, il n’était plus question de se laisser importuner par les Savants et leurs théories incommodantes.

Ses desseins totalitaires ne souffraient aucune contradiction, pas même celle qui se voulait la plus salvatrice, c’est ainsi que l’érudition devint ennemie de l’État, que le savoir incarna le danger le plus subversif, une menace qu’il fallait à tout prix et sans délai museler.

C’est ainsi que la raison voilée par l’avidité, la soif de domination et la cupidité, les membres du Conseil décidèrent unilatéralement que le poids qu’ils accorderaient aux exhortations alarmantes des Savants se réduirait à peau de chagrin.

Freiné dans ses objectifs par les prises de positions de plus en plus contrariantes des Savants et du léger frémissement que cela engendrait auprès de la population, le Conseil se fit plus sévère encore, il convoqua derechef les Gardiens dont les matières étaient les plus susceptibles de lui porter préjudice et, sans autre forme de procès, les releva de leur fonction.

Pour être sûrs qu’aucun d’entre eux n’emporterait une quelconque preuve potentiellement discréditante, tout ce qui s’apparentait au travail de recherche des Gardiens fut détruit ou confisqué. Le Conseil prit bien soin de mettre à sac les bibliothèques, de saisir tout matériel suspect ainsi que de dissoudre les équipes accompagnant les Gardiens sur le terrain.

Voilà comment, au même titre que beaucoup d’autres Gardiens à travers le pays, Sara fut déchue.

La mort dans l’âme, sans possibilité de recours, elle suspendit ses recherches, le travail de toute une vie.

Fini les abysses et leurs secrets engloutis, terminées les investigations en quête des raisons et du sens des bouleversements dont les fonds étaient simultanément les témoins et les victimes et dont les êtres humains étaient également la cible toute inconsciente.

Pendant ce temps-là, les créatures microscopiques et colossales continuaient de mourir, pendant ce temps-là, la population ignorant l’énormité de la catastrophe imminente vaquait à ses occupations…

Sans ses Gardiens pour le guider, le pays Désérables, mais également le reste du monde qui lui était dépendant, était livré à lui-même, à la merci de l’inconscience pure, de l’avidité la plus coupable et d’une cupidité criminelle.

Les Gardiens n’étaient plus que les personnages de livres pour enfants, une rumeur de l’histoire, une figure mythique dont plus personne ne savait s’ils avaient seulement existé un jour.

Des jours de plus en plus sombres se profilaient à l’horizon… mais cela, Sara le savait.

« Voilà mon ange, c’est fini»
« Dis maman, c’est pour de faux tout ça, hein ? »
« Bien-sûr mon poussin »
« Tu promets, ça n’arrivera jamais en vrai, dis–moi ?»
« Jamais mon ange, jamais, endors-toi maintenant »
« Maman… j’ai peur… »

Sources :

The Fifth Estate, Silence of the labs, le 10 janvier 2014

Huntington Post, How the Harper Government Committed a Knowledge Massacre, le 3 janvier 2014

Le Monde, Le Canada accusé de détruire son patrimoine scientifique, le 8 janvier 2014

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