Scénario n° 2, Le dernier des travailleurs, par Martine Becchetti

Billet invité.

Comme tous les matins le fourgon s’immobilisa devant la lourde porte blindée. Comme tous les matins, à l’intérieur, les gardes mobiles prirent position aux meurtrières. La foule commença à s’assembler. Ils faisaient ça depuis toujours : de petits groupes se formaient, s’agglutinaient, jusqu’à devenir une masse compacte. Alors, ils avançaient.

Les gardes se préparèrent. Soudain, d’on ne savait où, fusa l’éclair caractéristique d’une roquette qui fila vers le fourgon, et la foule bondit comme un seul homme. Les gardes répliquèrent immédiatement. Sous l’impact de leurs tirs meurtriers la foule reflua en hurlant. Alors, et alors seulement, ni une seconde avant, ni une seconde après, la porte s’ouvrit et le fourgon put pénétrer dans le Complexe.

On avait essayé d’autres façons de faire, mais elles s’étaient révélées inefficaces : les hélicoptères tombaient comme des mouches, le métro avait cessé de fonctionner depuis bien longtemps, et le souterrain creusé spécialement avait dû être comblé pour parer les assauts de la population. Non, vraiment, c’était le meilleur moyen, même si, de temps en temps, on perdait un fourgon.

Zabriskie Point quitta le véhicule pour prendre la navette. Le trajet allait durer un bon moment, aussi s’installa-t-il confortablement. L’écran s’alluma et la check-list commença à défiler.

Zabriskie Point travaillait au Complexe depuis cinq ans. Une belle longévité, compte tenu des circonstances. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était réellement le Complexe, ou de comment il fonctionnait. Tout ce qu’il savait c’est que l’Ensemble occupait une bonne partie du territoire, qu’il en était l’unique Unité de Production et qu’il lui aurait sans doute fallu plus d’une vie s’il lui avait pris la fantaisie de vouloir explorer la gigantesque usine.

Mais il n’en avait pas besoin. Tout ce qu’il avait à faire c’était gagner l’unité centrale et surveiller les écrans de contrôle. Le Complexe faisait le reste.

Zabriskie Point était le dernier des travailleurs du pays. Un statut extrêmement enviable, qui, socialement, le plaçait juste en-dessous de la technostructure dirigeante. Il possédait presque tout ce que les privilégiés possédaient, ce qui n’était que justice : n’était-ce pas de lui en effet dont dépendait la fabrication d’absolument tout ce qui se trouvait sur le marché ?

Bien entendu, cette situation créait des envieux. On essayait régulièrement de l’éliminer et il devait se protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Bien entendu, les millions de gens qui, eux, ne travaillaient pas, y trouvaient à redire et tentaient tous les jours de pénétrer dans le Complexe et de le détruire…

Mais les Dirigeants avaient soigneusement organisé les choses : les nantis, en très petit nombre, possédaient toutes les richesses ; ils contrôlaient l’hyperstructure financière qui s’autoalimentait indéfiniment. Le complexe leur appartenait ; c’est pour eux qu’il fonctionnait. Ils vivaient en circuit fermé et sous très haute protection dans le luxe de leurs quartiers résidentiels, très loin de la misère qui engluait le reste de la population.

La masse des pauvres se débrouillait avec les miettes ; on leur en laissait juste assez pour maintenir leur révolte à un niveau acceptable. On leur fournissait même régulièrement les armes de contrebande avec lesquelles ils attaquaient les forces de l’ordre ou se massacraient entre eux. L’industrie de l’armement était d’ailleurs florissante ; elle représentait une grosse part de la production du Complexe. Entre la répression des mouvements de révolte, les guerres civiles larvées, et les conflits mafieux, il y avait largement de quoi faire tourner les chaînes automatisées de l’Usine !

Oui, assurément, dans l’ensemble, c’était un système qui fonctionnait parfaitement.

Zabriskie Point atteignit le cœur du Complexe.

Il fut accueilli par le visage souriant du Directeur sur l’écran vidéo. Le Directeur souriait toujours, mais ce matin-là, il semblait radieux.

– Bonjour, Zabriskie, comment allez-vous ?

– Bien, Monsieur le Directeur, je vous remercie.

Le sourire du Directeur s’élargit.

– J’ai une surprise pour vous, une merveilleuse surprise. Et le plus beau, c’est que c’est vous qui l’avez fabriquée.

On frappa quelques coups discrets à la porte.

– Voilà votre surprise, Zabriskie, votre chef-d’œuvre.

Point se retourna. Un robot rutilant s’inclina poliment.

– M. Point ?

– Oui ?

– Unité X2040. Fabriquée par vos soins. Immédiatement opérationnelle. Je suis votre remplaçant.

Le dernier des travailleurs venait de se faire licencier.

Septembre 1996.

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  1. Maintenant on dira que l’on n’a plus besoin de critiques d’art…

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