Scénario n° 1, La journée d’un réseaunaute, par Martine Becchetti

Billet invité.

4 heures du matin. Sol Aldébaran se leva doucement pour ne pas réveiller sa compagne et alluma la console.

C’était le moment de la journée qu’il préférait, celui où il était au sommet de ses capacités intellectuelles et de sa créativité. Il avait lu dans des livres d’histoire qu’à une époque il y avait des horaires de travail obligatoires, les mêmes pour tous ! Il se disait que s’il lui avait fallu se plier à ce système, il n’aurait probablement jamais pu devenir ce qu’il était : un collaborateur brillant et apprécié. Il serait resté un exécutant médiocre parce que, pour ce qui était de faire fonctionner sa matière grise, il ne valait absolument rien dans la journée. Certains étaient du matin, d’autres du soir, lui il était du petit matin ! Une fois encore il remercia le Ciel de l’avoir fait naître dans son époque.

Il commença à naviguer dans le monde virtuel de son réseau-client du moment.

Comme des millions d’autres personnes, Sol était un réseaunaute. Le réseau avait depuis longtemps remplacé ce qu’on appelait « entreprise » dans le Dictionnaire des concepts anciens (Sol adorait feuilleter le Dictionnaire avec ses enfants : ils y faisaient toujours des découvertes époustouflantes, comme cette histoire de « patron » qui donnait des ordres ! C’était vraiment un concept étrange qui leur donnait du fil à retordre !).

Sol n’était attaché à aucun réseau en particulier. Il accomplissait les missions qu’on lui confiait, au gré des besoins. Le développement des réseaux étant infini, les offres de missions l’étaient également. Et le temps de travail réduit (qui avait besoin de longues heures, quand peu suffisaient pour parvenir au même résultat ?) laissait à Sol tout loisir de se former pour acquérir sans cesse de nouvelles expertises. Bien entendu, il avait fallu un sacré bout de temps pour en arriver là, et pas mal de turbulences sociales (Sol n’était pas encore né, mais on avait, paraît-il, frôlé la Catastrophe Terminale, avant qu’on ne décide de tout arrêter et de réfléchir une bonne fois pour toute !)

Bien entendu, le système n’était pas parfait, et ce n’était pas le Paradis sur Terre. Il y avait toujours des marginaux, des déviants qui refusaient de s’intégrer. Le pire c’était les réseaumanes, ceux qui se faisaient prendre au piège des dealers de virtualité : ils se branchaient directement les neurones sur les circuits imprimés et ne tardaient pas à se griller le cerveau… Ils finissaient idiots dans des établissements spécialisés. D’autres restaient prisonniers du monde virtuel qu’ils ne voulaient plus quitter… On ne savait trop que faire d’eux : les débrancher de force les aurait tués.

Mais, au moins, personne ne les obligeait à faire ça. C’était leur choix, libre et délibéré. Rien à voir avec la pauvreté ou l’exclusion forcées du siècle précédent…

Oui, assurément, dans l’ensemble, c’était un système qui fonctionnait plutôt bien.

8 heures. Sol éteignit l’écran et s’étira. Mission terminée pour aujourd’hui ! Comme d’habitude, parce qu’il avait profité du moment où il était au mieux de sa forme, il avait très bien travaillé : il avait été efficace, et il était parfaitement dans les délais. Désormais son temps lui appartenait. Il en ferait ce qu’il voudrait, mais il savait qu’il en partagerait une bonne partie avec d’autres, question d’équilibre…

Il venait de finir de préparer le petit déjeuner quand le reste de la famille lui sauta dans les bras avec des « bonjour ! » sonores.

C’était encore une belle journée qui s’annonçait !

Septembre 1996.

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  1. Maintenant on dira que l’on n’a plus besoin de critiques d’art…

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