Billet invité.
La dégradation constante de la confiance des Français dans les partis politiques de gouvernement et dans leurs élus, parfaitement illustrée par le récent baromètre de la confiance politique[1], est le résultat logique de la domination croissante de l’économie sur le politique.
Elle intervient en effet dans un contexte où l’argent devient la mesure de toute chose. Cette évolution n’a pu avoir lieu que par un affaiblissement systématique des institutions traditionnellement garantes des valeurs et de l’intérêt communs, au profit des entreprises qui sont, elles, uniquement et légitimement centrées sur la promotion et la défense des intérêts particuliers de leurs actionnaires. Ce n’est pas le glissement vers l’attribution de plus de pouvoir aux organisations centrées sur la réalisation de projets qui est un mal en soi, car il permet quand il est réalisé avec discernement d’obtenir des résultats plus facilement mesurables et de compartimenter la complexité des systèmes politiques, sociaux et économiques en unités plus faciles à gérer. Mais, dans un contexte très tendu de concurrence de tous contre tous où l’optimum collectif ne peut pas être la somme des optima individuels, il devient extrêmement dangereux quand le « chacun pour soi » est la seule valeur véritablement commune, à défaut d’être partagée, comme c’est de plus en plus le cas. Pour reprendre une analogie biologique, nous ne survivrions pas plus de quelques minutes si chacun des organes qui compose le corps humain cherchait à optimiser sa performance individuelle sans se soucier de ses voisins. Heureusement, le cerveau est doté de mécanismes de régulation, automatiques et inconscients pour l’essentiel, – conscients dans les cas exceptionnels -, qui permettent une survie harmonieuse. Il n’y a regrettablement plus de cerveau garant de l’intérêt collectif dans nos sociétés modernes : chassé par les grands prêtres du néolibéralisme, il a cédé la place à la main magique du marché.
La difficulté principale à court terme tient à l’inégalité croissante entre des citoyens ancrés dans leur territoire et des entreprises multinationales qui se posent là où les conditions commerciales, fiscales et sociales sont les plus favorables, et ne doivent des comptes qu’à leurs actionnaires, le dépôt de bilan bien préparé étant le fusible ultime en cas de confrontation locale sévère. Longtemps vantées, parfois à juste titre, comme l’avant-garde du progrès, de la democratie et du bonheur pour tous, elles négligent de plus en plus le citoyen/salarié relégué au rang de variable d’ajustement locale, pour ne plus s’intéresser qu’à l’électeur/consommateur que l’on abandonne sans remord à son triste sort, – au nom de la rentabilité des capitaux investis, rebaptisée « compétitivité » pour être plus digeste -, dès qu’ il ne peut plus consommer, pas même d’un peu de temps de mouroir payant. Les plus redoutables de ces organisations apatrides sont sans conteste celles qui opèrent sur les « marchés financiers ». Virtuelles, sans aucunes racines physiques autres que des numéros de compte en banque et du matériel de bureau, elles ont réussi le tour de force d’éliminer à leur seul profit, en les ringardisant, tous les contrôles qui permettaient aux États de garder un droit de regard sur la création de crédit, et aux autres organisations de ne pas leur être totalement asservies. Le résultat est étonnant : au terme d’une crise dont elles sont les principaux responsables, elles ont réussi un holdup parfaitement légal, – les banques centrales ayant le plus légalement du monde avalé au prix fort leurs créances pourries -, mais complètement immoral, que les autorités les plus prudentes chiffrent à au moins 10 % du PNB mondial ; Forts de leur statut de « too powerful to fail » elles nagent à nouveau dans l’opulence et se permettent sans vergogne ni pudeur de distribuer bons et mauvais points aux gouvernements qui les ont tirées d’affaire. Tout ceci aux dépens des citoyens/contribuables/épargnants qui doivent maintenant régler l’addition, car, comme toujours dans un jeu à somme nulle entre joueurs de force inégale. Quand l’arbitre tourne le dos ou se fait acheter par le plus fort, c’est le plus faible qui paye.
Chemin faisant, les élus du peuple sont à de rares exceptions près devenus les représentants de ces groupes de pression transnationaux qui, avec le concours aussi zélé qu’intéressé des medias qu’ils contrôlent sans même essayer de s’en cacher, les font et les défont au gré des circonstances et de l’évolution de leurs intérêts propres. Leur nouvelle « feuille de route » se soucie peu d’intérêt général et se limite pour l’essentiel à maintenir l’ordre, – quitte à employer des moyens pas toujours très nets pour prouver qu’il est menacé -, et de modifier la loi et les réglementations, pour que tous les comportements déviants du capitalisme financier moderne soient parfaitement légaux, à défaut d’être moraux.
A ce titre, les négociations du Trans-Pacific Partnership (TTP) et du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI, TTIP en anglais) en cours dans le plus grand secret (cf. « Pour en savoir plus » ci-dessous) sont la cerise sur le gâteau, puisque, si personne n’y prend garde, des sociétés privées pourront attaquer les États dont elles estimeront dans leur grande sagesse que leur action lèse leurs intérêts. La procédure serait « privée », de type arbitrage, sans recours possible devant une juridiction publique. Cette privatisation de la justice n’est pas vraiment une nouveauté. Elle est déjà prévue dans certains accords commerciaux bilatéraux sous le vocable d’investor-state dispute settlement (ISDS)[2] qui gèrerait actuellement plus de 500 contentieux. La nouveauté serait d’en faire la règle universelle dans tous les pays signataires, et de soumettre ainsi leur souveraineté nationale à des règles de droit privé. Les protestations sont nombreuses, notamment dans la communauté des ONG[3]. Mais même aux États Unis, qui en sont pourtant les promoteurs à travers les négociations TTP et TTIP, cette perspective ne fait pas l’unanimité, et est de plus en plus contestée au Congrès[4].
Que des élus mandatés pour représenter les peuples souverains des vieilles démocraties occidentales se résignent à un tel abandon de souveraineté dans le plus grand secret, relève au mieux de la déception, au pire de la trahison, même si l’on commence à prendre l’habitude de voir bafouer la souveraineté du peuple quand il n’est par exemple tenu aucun compte du résultat d’un vote qui n’est pas conforme aux attentes des oligarchies dirigeantes, comme cela a été le cas dans plusieurs pays européens, dont la France, pour la ratification du traité de Lisbonne.
Ce n’est donc pas seulement le droit pour les multinationales de vendre des OGM sans étiquette ou du poulet désinfecté au chlore ou encore des produits pharmaceutiques hors de prix, racket à la santé oblige, ou bon leur semble qui est en jeu, c’est probablement l’avenir de la democratie représentative qui l’est.
Peut-on raisonnablement imaginer que des peuples pour lesquels la démocratie est un acquis, pas une promesse de printemps, vont sans rien dire accepter très longtemps d’être les spectateurs impuissants de leur propre déchéance dans un monde où, grâce à Internet et à ses outils, tout le monde peut à tout moment parler avec tout le monde, et se laisser dessaisir de leur droit de vote en échange de vagues promesses de « créations d’emplois » dont ils savent trop bien ce qu’elles veulent dire dans un monde où la concurrence entre États moins disant sociaux et fiscaux fait rage ? La croissance dont le néolibéralisme a tant besoin pour acheter l’oubli de son mépris pour l’humain vaut-elle vraiment qu’on lui sacrifie la démocratie et un système de protection sociale qui a fait ses preuves, sans même se poser la question de savoir si les promesses de croissance d’un libre-échange débridé sont crédibles ? Espérons que non !
Pour en savoir plus :
– Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens
– Corporate Europe Observatory – EU-US trade deal
– Le dangereux mirage du « transatlantisme » commercial – Revue CCE International # 571 – décembre 2013/janvier 2014.
– Wikileaks, Secret Trans-Pacific Partnership Agreement (TPP)
– UNCTAD- Recent developments in investor-state dispute settlement (ISDS) updated for the multilateral Dialogue on investment, 28-29 may 2013
http://www.contrelacour.fr/?s=TTIP
– Les Parlements nationaux ne seront pas consultés sur la ratification du Traité transatlantique
Ah, parce qu’un coup de semonce, ce n’est pas une escalade militaire ? Régulièrement, Poutine rajoute un degré de plus…