La substitution du principe et la métamorphose du système, par Dominique Temple

Billet invité

Paul Jorion a écrit :

Les questions qui restent à résoudre sont quoi qu’il en soit déjà connues et j’attends de vous que vous preniez l’initiative à quelques-uns – la troupe vous rejoindra sans tarder – d’entreprendre de résoudre ces questions, dont la liste précise se construira en route mais dont quelques-unes peuvent déjà s’énoncer clairement :
1° « Comment casser la machine à concentrer la richesse ? »,
2° « Comment mettre la spéculation hors d’état de nuire ? »,
3° « Comment redistribuer la richesse nouvellement créée ? »,
4° « Comment inventer un système économique qui ne repose ni sur la propriété privée, ni sur la « croissance », destructrices toutes deux de la vie sur notre planète ? »,
5° « Comment faire disparaître le travail, sans que soient réduits à la misère ceux qui vivaient de ce travail ?».

Il semble difficile de répondre à ces questions car elles mettent en cause radicalement le système capitaliste, ce que d’autres jugeront irresponsable parce que casser le système capitaliste, c’est en même temps casser la technique qui assure les conditions d’existence de ses bénéficiaires. Comment serait-il possible de dissocier le capitalisme de la techno-science qu’il a soumise à ses exigences ? Il y a une réponse à cette question, pourvu que la critique s’attaque au principe du système capitaliste en lui substituant un autre principe, de façon à changer la finalité de l’appareil économique sans qu’aucune de ses parties n’entre en contradiction avec une autre, et ne provoque des catastrophes pires que le mal. Cependant, la prise de conscience induite par cette substitution retentit sur l’activité la plus modeste qui soit de chacun d’entre nous puisqu’elle exige sa réinterprétation à la lumière du nouveau principe. La révolution ne sera donc pas le fait d’une intervention providentielle de qui aurait acquis un pouvoir préalable mais une métamorphose de la totalité de la société parvenue à maturité. Voilà qui rend optimiste. Cette métamorphose se produit d’ailleurs aujourd’hui sous nos yeux de façon inattendue : soyons-en conscients ! Mieux encore, commençons à participer à notre libération en attendant celle des autres !

1° « Comment casser la machine à concentrer la richesse ? »

a) La limite au profit
La réflexion écologiste conduit à soustraire au champ de l’exploitation capitaliste des territoires naturels. Devant la réduction des ressources de la planète, elle préserve les océans, la forêt, les animaux, la vie naturelle, et les conditions de la reproduction de la vie. Cela équivaut à poser des limites au champ du profit, mais cela ne modifie pas la dynamique de l’exploitation. L’écologie doit donc se doubler d’une réflexion économique où la limite recevra une définition plus large.

Une limite intrinsèque ne serait envisageable que si l’on imaginait un champ d’activité où puisse se déployer une autre économie. S’il n’existe qu’une seule économie, de libre-échange, toute limite au profit, même relative, comme celle d’un impôt progressif, devient un non-sens parce qu’elle freine ou condamne à l’arrêt les entreprises les plus performantes. Dans le système de libre-échange, il est impossible en effet de juguler la croissance qu’impose la concurrence sans défier la loi organique du système. Par contre, s’il existe à côté de l’économie d’échange une économie de réciprocité[1] séparée par une interface, cette limite devient féconde car elle permet à l’entreprise qui l’atteint de poursuivre son investissement dans le champ de la réciprocité. Le profit des actionnaires n’augmente plus, mais la réussite de l’entreprise dans le domaine public continue de justifier la confiance et par conséquent l’afflux des capitaux et la poursuite des investissements. La finalité de l’investissement est modifiée, le bien public se substituant au bien privé. Autrement dit, l’entreprise capitaliste se convertit en entreprise sociale quoique toujours sous la responsabilité de son chef d’entreprise. Rien ne prouve que les chefs d’entreprise ne seraient pas plus heureux de servir que de se servir, et de devenir humains plutôt que des brutes. Nombre de professions libérales choisiraient cette option. On n’est pas chirurgien ou avocat pour défendre une classe de bourgeois ou de nobles ou les intérêts d’une secte. Ou du moins les serments originaires de ces corporations l’interdisent.

La limite au profit permettrait de transformer l’investissement lucratif en investissement non-lucratif ; le pouvoir d’asservir en pouvoir de servir ; la propriété privée en propriété universelle ; l’entreprise individuelle en entreprise responsable ; la société anonyme en entreprise sociale ; la concurrence en émulation ; le profit en prestige social. Cette substitution de paradigme ne limiterait pas l’investissement, mais donnerait à la croissance une autre définition : la croissance du bien commun.

b) L’économie sociale

Imaginons que l’économie sociale prenne en compte la notion de réciprocité [2]. Aussitôt ses débats ne porteraient plus sur les intérêts des uns et des autres mais sur le champ d’application (la territorialité) des diverses structures de réciprocité et leurs interfaces, et l’articulation de chacune d’elles sur les autres. Elle définirait la protection sociale comme «réciprocité de partage» ; elle en déduirait la gratuité des moyens indispensables pour la vie, la couverture médicale universelle, le revenu minimum inconditionnel ou l’allocation universelle ; elle exigerait le partage des ressources et des biens produits par la nature ; elle rendrait la propriété des moyens de production à la communauté, et la protégerait de toute tentative de privatisation ; elle penserait le marché comme la relation généralisée de réciprocité entre producteurs-consommateurs, ce qui n’exclut pas l’échange ni l’accumulation du capital de redistribution ou d’investissement mais la spéculation. La nature éthique de la valeur créée par la structure de réciprocité envisagée serait la raison majeure de ses choix, et le débat politique à tous les niveaux de l’État trouverait un sens autre que celui du pouvoir de domination des uns sur les autres !

2° « Comment mettre la spéculation hors d’état de nuire ? »

La monnaie de réciprocité

Je renvoie aux articles de Paul Jorion et de Pierre Sarton du Jonchay sur le bancor publiés sur le Blog de Paul Jorion  qui interprètent la réciprocité en termes de compensation, et à mon texte qui interprète le bancor en termes de «monnaie de réciprocité» en ajoutant à l’option de la réciprocité positive (compensation) celle de la réciprocité négative (composition).[3]

3° « Comment redistribuer la richesse nouvellement créée ? »

a) le partage

Si une société n’est pas capable d’offrir aux citoyens les conditions d’existence que lui offrait la nature, elle n’est pas digne d’être humaine. Les biens que la nature assure à l’homme à l’origine, les biens premiers, ne peuvent qu’être partagés.

Ces biens, que l’on désigne sous forme emblématique l’air, l’eau, la terre et le feu sont les ressources nécessaires à la vie. Ils étaient jadis en quantité inépuisable. Le développement de la société modifie leur statut. Ils sont désormais en quantité limitée. Et ces biens premiers sont aujourd’hui réservés par le système capitaliste à une part de plus en plus restreinte des hommes y compris au sein des sociétés les plus riches. Il est donc impératif qu’ils soient retirés du champ de la propriété privée et du profit, et restitués à tous.

Le raisonnement qui vaut pour les biens premiers distribués par la nature à tous les êtres vivants vaut aussi pour les biens créés par le travail des hommes en société. Si une société n’est pas capable d’offrir à tous ses propres inventions, elle n’est pas digne d’être dite humaine. Les biens de la société, l’éducation, l’enseignement, l’information, la protection sociale… doivent être gratuits. On peut résumer ces droits par le droit à la réciprocité. Si la dignité de l’être humain résulte de la relation de réciprocité, le droit à la réciprocité est “inviolable et sacré”.

Dans une société où l’accès aux biens est monétarisé, l’allocation universelle doit permettre à chacun de faire face à autrui en totale sécurité, et de n’accepter ses conditions qu’en toute liberté. L’allocation universelle a été proposée dès la Révolution française [4], mais fut repoussée à plus tard car la quasi totalité de la population disposait d’un accès à la terre qui se présentait comme une sécurité de fait. Ce temps est révolu. L’allocation universelle est donc devenue le support de la sécurité que la Révolution plaçait en tête des droits humains.

L’allocation universelle doit être sans condition, car elle est le préalable à ce que chacun puisse faire valoir ses dons en retour. Seul le do ut des (je donne pour que tu donnes) permet à chacun d’investir librement ses compétences. Le pouvoir de donner à son tour est la raison du droit à la réciprocité positive, droit de participer aux relations de bienveillance qui fondent le sujet en tant qu’humain en chacun des membres de la société.

Le droit à la réciprocité se heurte en fait au droit bourgeois. La bourgeoisie veille en effet à ce que le salarié ne soit pas en mesure de négocier les conditions de son travail. Elle imposa d’abord que toute la plus-value se convertisse en profit capitaliste. Après la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale, elle consentit au prolétariat un bénéfice, mais à la condition que la consommation de son bénéfice contribue à la croissance du capital. Néanmoins, le prolétariat a pu convertir une partie de ces bénéfices en prestations de réciprocité : les conventions collectives, le salaire minimum, la sécurité sociale, les allocations familiales, la retraite, la limite du temps de travail, les congés payés… Ces acquis doivent être dits par la Constitution irréversibles. Mais ils ne le sont pas, et deviendront de plus en plus précaires tant que ne sera pas levé le verrou de la privatisation. La propriété doit être rendue à la société, se concevoir universelle et être garantie par l’État démocratique. De la même façon, le travail doit être restitué à son propriétaire et ne plus pouvoir être exproprié comme s’il pouvait être séparé de son auteur et de sa fonction sociale, c’est-à-dire de la réciprocité. Enfin, la démocratie directe par la voie de l’Internet doit être instituée partout où elle peut remplacer la démocratie indirecte.

b) La démocratie directe
Le système capitaliste subordonne à présent l’information, l’éducation, l’enseignement, la recherche scientifique, la critique et même l’art à la propriété privée. Qui maîtrise l’information par la privatisation de la télévision et de la radio, du téléphone et du télégraphe… dispose du pouvoir. Karl Marx a su prophétiser que la technique affranchirait la société du travail pénible et libérerait les forces révolutionnaires mais il n’a tout de même pas imaginé que la technique échapperait des mains de l’homme, et qu’ainsi libérée, elle lui imposerait le principe de réciprocité ! Eh bien, la technique est devenue si complexe qu’elle échappe à l’irrationalité de l’intérêt particulier des individus. Et mieux encore, pour permettre à tous les humains de vivre ensemble, elle exige la relativisation de leurs forces entre elles.

L’information, matière première de la pensée, est à la disposition de tous instantanément et sans limites. Mais la pensée elle-même ? L’Internet constitue une mémoire de tout ce qui est exprimé publiquement par l’homme, et propose une sélection de ce qui est apprécié par tous. Il est la mémoire et l’éveil de la conscience sociale. En réalité, la liberté de la pensée est définitive à moins de chaos universel. L’oiseau s’est échappé de la volière. C’est par la participation libre et gratuite de tous à l’élaboration de la pensée, et par l’accès à la pensée de tous les autres, tout aussi libre et gratuit, que s’amorce une conscience universelle. L’Internet construit une Conscience de l’humanité qui se développe hors du contrôle des individus, et qui permet de choisir entre la réciprocité et l’échange, mais qui, elle, choisit la réciprocité ! Son accès n’est pas encore à la disposition de tout le monde, mais peu s’en faut. En tout cas cet accès devient l’objectif premier de tout programme révolutionnaire.

La technique supprime également les difficultés qui confinaient l’expérience de la démocratie directe aux petites communautés indigènes ou paysannes ou encore à l’expérience des conseils ouvriers : le débat démocratique cessait en effet d’être possible chaque fois que l’assemblée dépassait quelques centaines de personnes. La démocratie directe ne se soutenait que de relations de proximité. La communauté devait se dédoubler lorsqu’elle atteignait un certain seuil démographique. Le temps imparti à la transmission de l’information et l’altération du message par les aléas et les circonstances rendaient difficiles la compréhension d’une situation en fonction de son contexte pour des communautés éloignées. Ces difficultés sont désormais éliminées parce que l’Internet distribue l’information simultanément sur toute la surface du globe terrestre en temps réel sans souffrir la moindre altération. Et tous les citoyens peuvent exprimer leur décision de façon simultanée sur toutes les questions qui leur importent ou qui sont décisives pour leur avenir. Enfin, toutes les communautés du monde peuvent s’apercevoir qu’elles sont structurées par l’entraide, la réciprocité simple ou collective, le partage, aussi bien pour le travail des champs que pour la construction de l’habitat ou l’aménagement de l’espace collectif…. Toutes peuvent prendre conscience qu’elles accèdent au marché par la réciprocité généralisée ; et la monnaie de réciprocité numérique n’est pas loin…

La réciprocité de l’information à la base de la formation des concepts n’est pas seule à être généralisée par l’Internet. Chacun retrouve la liberté de constituer avec autrui la relation de travail par laquelle il acquiert une citoyenneté puisque du point de vue éthique son œuvre peut être appréciée comme équivalente à celle de tous les autres citoyens du monde. Chacun peut également participer à des réseaux de réciprocité conformes aux labels de son choix et adhérer à la multitude pour décider de la destinée de la planète.

4° « Comment inventer un système économique qui ne repose ni sur la propriété privée, ni sur la “croissance”, destructrices toutes deux de la vie sur notre planète ? »

Restituer la propriété à qui de droit

Lorsque le principe de base de l’organisation de la société est l’égoïsme, sa forme de développement est la privatisation de la propriété, le libre-échange et l’accumulation capitaliste. Les rapports de production sont ordonnés à l’intérêt de chacun par le profit.

Lorsque le principe de base de l’organisation de la société est la réciprocité, sa forme de développement est la communauté universelle. Et l’individuation (à ne pas confondre avec l’individualisation de l’intérêt égoïste) signifie la responsabilité vis-à-vis d’autrui. Cette responsabilité confère immédiatement à l’individu un statut social. Les rapports de production sont alors ordonnés à la norme du partage en fonction des besoins de tous. À l’égoïsme et l’avarice s’opposent la justice et la générosité.

a) La propriété selon Aristote

Aristote nous propose un choix : les hommes s’assemblent pour s’entraider, en découvrant que s’entraider a un but commun, la raison pratique (phronésis) qui assure la vie heureuse. Ce n’est pas en effet pour vivre comme les animaux grégaires qu’ils s’assemblent et s’entraident mais pour la vie selon l’esprit qui naît de leurs relations réciproques, et c’est dans le sens de leur parole qu’ils trouvent la félicité. Mais les hommes peuvent aussi utiliser leurs relations avec d’autres hommes dans un intérêt égoïste s’ils détournent la raison de sa finalité “naturelle” et l’utilisent comme un moyen. Le premier choix qui vise le bonheur est celui de l’économie politique, le second mu par la passion est celui de l’économie capitaliste.

Cette alternative, on la trouve déjà chez Platon. Platon définit le Bien comme Un, car s’il était divisé, il justifierait la compétition entre appétits hostiles les uns aux autres. Ne faut-il pas que les gardiens de l’Un soient semblables ? Comment l’armée des hommes libres pourrait-elle défendre la cité s’ils n’obéissaient pas à la même stratégie, aux mêmes usages ? Platon déduit qu’ils doivent partager la même discipline, la même nourriture, les mêmes exercices…

Parce qu’il définit le Bien pour tous comme un principe d’unité, il prend le risque que l’on confonde l’Un avec le Même, l’unité avec l’identité. Mais chaque être humain est Un, dit Aristote. Il n’est pas vrai que tous doivent se nourrir de la même façon par crainte que leurs nourritures ne soient objet de compétition. Le médecin se nourrit de l’art de la médecine comme le maçon de l’art de la construction. L’humanité s’épanouit par la différenciation de ses membres [5]. Et dès lors la réciprocité de leurs services crée l’autarcie d’une communauté supérieure : l’humanité. Aristote oppose ainsi à la propriété collective de Platon une autre conception de la propriété.

Les deux philosophes s’entendent pour condamner la privatisation de la propriété comme indigne de tout être humain, sous le nom d’égoïsme : comme l’inceste dans les relations matrimoniales, la privatisation de la propriété est un inceste social, une négation de ce qui est proprement humain. À partir de cette condamnation, Platon croit que les gardiens de l’humanité doivent collectiviser la propriété. Aristote lui répond que cette collectivisation supprime la responsabilité de chacun sur le Bien de tous. Entre l’accumulation capitaliste où la propriété ne peut être que privée et l’économie politique où la propriété n’a de sens que de n’être ni collective ni privée, le hiatus est irréductible. Ni collective ni privée telle est la définition de la propriété. Collective, elle conduirait à l’irresponsabilité et à l’impuissance, privatisée à la division, la concurrence et la guerre.

Aristote compare alors trois modalités de la propriété :

« Je demande en ce qui concerne la propriété, si la communauté doit s’étendre au fonds ou seulement à l’usufruit ?

Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ?

Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi assure-t-on, chez quelques peuples barbares ?

Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté ? »

Il conclut :

« Je préfère de beaucoup le système actuel complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire de la communauté et de la possession exclusive.

Alors la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations étant toutes séparées ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage parce que chacun s’y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera l’emploi selon le proverbe : “entre amis tout est commun”.

Aujourd’hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu’il n’est pas impossible ; et surtout dans les États bien organisés où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Ainsi à Lacédémone (…)

Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l’usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.

Du reste on ne saurait dire tout ce qu’ont de délicieux l’idée et le sentiment de propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, ce n’est point un sentiment répréhensible ; c’est un sentiment tout à fait naturel, [1263b] ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoi qu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent. C’est un grand charme que d’obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n’est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là »[6].

Dès lors, on comprend que la propriété soit singulière dans la mesure où tout un chacun participe à la relation de réciprocité, et que chacun reçoive son droit de l’accord de tous les autres. La communauté (de réciprocité) dispose ainsi d’un pouvoir sous-jacent à celui du particulier. Ce droit de la communauté se manifeste aussitôt que, brisant la relation de réciprocité, un de ses membres renonce par le fait même à la responsabilité qu’il en a reçue. En sens inverse, la propriété peut être dite inviolable tant que l’individu respecte le principe de réciprocité qui le fonde comme sujet de droit, et dans ce sens elle est “sacrée”.

b) La propriété selon la Révolution française

Jusqu’à la Révolution française, la propriété s’inscrivait dans des domaines de réciprocité. Mais entre proprietas et dominium les relations étaient devenues de plus en plus arbitraires. Le dominium était devenu le refuge des privilèges. La Nuit du 4 Août abolit la subordination de la propriété au domaine.

Bartolomé Clavero[7] a souligné un détail révélateur. L’Assemblée nationale déclare inviolable et sacrée la propriété, mais le procès verbal de sa délibération est modifié par les rédacteurs qui remplacent le terme “La propriété” par celui de “les propriétés”. Il y a là matière à polémique. Le pluriel indique-t-il que l’on n’ose libérer la proprietas du dominium ? L’abolition des privilèges vise-t-elle (pour les rédacteurs) seulement les abus du pouvoir de la royauté ou de l’église vis-à-vis de la réciprocité ? Veulent-ils préserver la primauté de la relation de réciprocité entre les personnes sur le rapport de force entre leurs intérêts privés ? L’abolition des privilèges conduit-elle à une réciprocité généralisée et rationnelle, ou bien pour l’Assemblée nationale qui écrit La propriété au singulier s’agit-il de donner à la propriété une dignité égale à celle du domaine, en en faisant la raison du libre-échange ?

En 1793, l’expression au singulier (La propriété) l’emporte, après une vive controverse, de la façon la plus explicite : L’article 16 lie la propriété aux biens matériels en écartant toute intervention ou influence du statut.

« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen, de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenues, du fruit de son travail et de son industrie. »

L’Article 17 ajoute :

« Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens ».

L’Article 18 précise :

« Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre ni être vendu : sa personne n’est pas une propriété aliénable. La Loi ne connaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance entre l’homme qui travaille et l’homme qui l’emploie. »

B. Clavero commente :

« Entre le droit de propriété étendu au travail, tant à son accès qu’à son produit, et la garantie constitutionnelle appliquée sans l’usage du pluriel, nous avons ici une propriété des choses qui peut s’articuler à la liberté des personnes. »

L’article 21, et confirme et précise.

« Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »

Il est clair que la propriété est alors individuelle, mais que son but est encore le bonheur de tous : le lien social assuré par la réciprocité est une “dette sacrée”. L’article 1 et l’article 2 en font foi :

– Article 1 : « Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. »

– Article 2 : « Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »

La production est tout entière placée sous la responsabilité individuelle, mais la responsabilité de chacun est encore engagée de la même façon que dans la constitution dite la meilleure par Aristote. Reste donc à la loi de préciser comment s’articule le pouvoir de chacun sur le bonheur de tous.

Mais cette constitution n’est qu’un rêve. Elle ne sera jamais appliquée.

On voit apparaître au contraire dans un projet du Code civil dès 1794 une idée fort éloignée du bonheur commun et de la dette sacrée :

« Trois choses sont nécessaires et suffisent à l’homme en société : Être maître de sa personne, Avoir des biens pour remplir ses besoins ; Pouvoir disposer, pour son plus grand intérêt, de sa personne et de ses biens. Tous les droits civils se réduisent donc aux droits de liberté, de propriété et de contracter. »

Ce projet oublie la relation de la propriété à la réciprocité. Il contredit la perspective aristotélicienne et cela de façon la plus explicite :

« Si l’homme se suffisait à lui-même, s’il n’avait besoin que du droit de propriété personnelle, semblable à ce philosophe de l’Antiquité, il porterait tout avec lui, et ne courrait pas après des biens qui lui seraient inutiles ; mais la nature l’a fait naître dans le besoin ; elle a attaché son existence au travail ; il lui faut des biens, il lui faut des propriétés ; son industrie même est une propriété pour lui. »

L’auteur souligne la contradiction entre la conception du “philosophe de l’Antiquité” et la conception de la bourgeoisie, et entend la propriété, dénoncée comme égoïsme par le “philosophe de l’Antiquité”, comme propriété privée :

« L’homme, quoique propriétaire de sa personne et de ses biens, ne peut jouir pleinement du bonheur qu’il a droit d’attendre de la société, si elle ne lui accorde, ou plutôt si elle ne lui laisse le droit de disposer à son gré de cette double propriété » (double parce que se référent à lui-même et aux biens).

Ce n’est qu’un projet, mais ce projet montre que l’interprétation de la propriété peut prendre une direction totalement opposée à la propriété dont la finalité est le bien commun.

En 1796, un autre projet du Code civil donne corps à cette vision mais en l’envisageant seulement comme une partie du Droit, ce qui oblige à la préciser par rapport à la conception qui, depuis Aristote, la répudiait comme contre nature parce que dictée par l’égoïsme. C’est ainsi qu’apparaît le terme de propriété privée : « Quant au droit de propriété, les biens sont ou nationaux, ou communaux, ou privés ». Les premiers sont attribués aux domaines où la réciprocité est de rigueur, le troisième supprime toute référence à la réciprocité :

« Lorsque les biens ne sont ni nationaux ni communaux, ils ne peuvent être que objet du droit de propriété privée ; ceux à qui ils appartiennent peuvent en disposer à leur gré. »

Les juristes sont conscients de la césure et tentent encore de limiter la portée de la privatisation :

« Cependant, ce principe conservateur doit fléchir devant le besoins de la société entière, de là, la soumission du droit de propriété au bien général, et les motifs de quelques exceptions qui rendent ce droit plus sacré en le liant à l’intérêt commun. »

Le caractère “sacré” de la propriété est toujours rapporté à la réciprocité (à l’intérêt “commun”). Il était lié selon le philosophe au “propre de l’homme”, à la valeur éthique qui motive le vivre ensemble, et qui lorsqu’elle est le fruit de la réciprocité généralisée d’une assemblée démocratique est la justice.

c) La propriété selon le Code Napoléon

Mais comment l’“égoïsme” a-t-il pu s’imposer ? Comment est-on passé de 1793 à 1804 ? Le 18 brumaire de l’an VIII (19 Novembre 1799) la bourgeoisie s’assure définitivement du pouvoir. Bonaparte crée une commission qui rédige la version finale du Code civil. Il assiste personnellement aux sessions de la Commission et vérifie les textes clés, ce pourquoi il est également juste de lui donner le nom de Code Napoléon. Le Code civil de 1804 érige en principe la privatisation de la propriété. L’article 544 cloue la propriété à l’égoïsme.

« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »

Le philosophe condamnait comme inhumaine la propriété rivée à l’égoïsme et au profit. C’est elle qui désormais fonde le droit bourgeois. Grâce à l’Article 546, le travail humain est lui-même traité comme attribut de la propriété privée et non plus comme l’œuvre inséparable de son auteur. Du coup, la connexion entre la propriété et les deux autres principes républicains, la liberté et l’égalité, est rompue :

« La propriété d’une chose, soit mobilière soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit et sur ce qui s’y unit, accessoirement, soit naturellement, soit artificiellement. Ce droit s’appelle droit d’accession. »

Et Bartolomé Clavero précise : « Et là, peut entrer, par l’accession que l’on dit artificielle, le travail avec effet d’expropriation privée du produit au moyen d’une rétribution qui ne garde pas de relation de valeur avec la production elle-même. »

L’article 548 en donne la démonstration : « Les fruits produits par la chose n’appartiennent au propriétaire qu’à la charge de rembourser les frais des labours, travaux et semences faits par des tiers. »

Commentant cette évolution, Clavero écrit:

« Finalement, le Code institue une propriété qui peut être une autre forme de dominium. C’est une propriété sur les choses qui n’aura pas de nécessité du dominium sur les personnes, puisque dans l’une peut déjà se retenir et même consister l’autre. »

Révolution dans la révolution ; la domination des uns sur les autres par la médiation de la propriété égoïste sur des choses dont la finalité n’est plus de servir le bien commun mais les intérêts privés est une domination qui subordonne le travail et sa propriété au pouvoir du plus à même de les privatiser. La noblesse avait retourné le sens de la hiérarchie naturelle en l’exploitant au profit de sa caste. La bourgeoisie récupère la perversité de ce retournement. Elle applique la privatisation au travail en réifiant le travail. Dépersonnalisé, celui-ci ne jouit plus du titre de sacré, et il peut être objet d’expropriation.

Le système capitaliste peut s’élancer sans rien devoir à la justice. Le code civil français ouvre un avenir sans trêve ni frontière au profit. La volonté générale, le contrat social, la réciprocité universelle sont dominées par l’exploitation de l’homme par l’homme. La guerre entre les nations est programmée (1870, 1914), et la guerre entre les classes.

Selon Cédric Mas [8], il faut attendre un arrêt du 3 Août 1915 pour qu’un principe juridique limite le droit d’abus : « Un propriétaire ne peut disposer de son bien dans le seul but de nuire à ses semblables même dans le cas d’une démarche rationnelle d’un point de vue capitaliste ». Depuis 1915 la législation a reconquis au bénéfice du peuple un certain droit de propriété grâce à quelques prérogatives de l’Etat qui limitent la propriété privée, comme le droit de préemption des communes sur la vente d’un bien immobilier.

Mais ce principe ne s’applique pas au droit de propriété privée des actionnaires du système capitaliste.

Cédric Mas écrit : « Il est pourtant un domaine où ce droit, et particulièrement l’abusus, reste d’une étonnante réalité, c’est la propriété économique des entreprises. En effet, parmi les choses pouvant être possédées par un homme (ou une femme), nous trouvons les valeurs mobilières représentant une part de propriété d’une entreprise, personne morale de droit privé. Ces valeurs mobilières correspondent à une portion du capital de cette entreprise, qu’il s’agisse d’actions ou de parts d’associés, détenues par les propriétaires de l’entreprise. Ces parts, qui sont autant de titres de propriété, correspondent au versement d’une somme à la création de l’entreprise et donnent deux droits essentiels : le premier est de décider du sort de cette entreprise, en nommant ses dirigeants et en prenant les décisions les plus graves, et le second est de percevoir les fruits de cette part c’est-à-dire une fraction de la valeur produite par l’entreprise. Contrairement aux prêteurs, l’actionnaire/associé n’est pas un simple créancier mais un propriétaire au sens de l’article 544 du code civil de l’entreprise. Il dispose donc de l’abusus à ce titre, et c’est l’un des derniers domaines où il se révèle en pratique “le plus absolu” des droits. En effet, la jurisprudence rappelle constamment que les décisions de ces propriétaires relèvent de l’ordre patrimonial privé, et échappent à tout contrôle quelles que soient leurs conséquences sociales, économiques et politiques. Un propriétaire d’une personne morale de droit privé dispose donc d’un abusus sur cette personne bien plus important que celui dont dispose le propriétaire d’une maison ou d’un terrain sur ceux-ci. Les actionnaires ou associés peuvent changer de dirigeants ad nutum, sans motifs ni justifications (sous réserve de l’abus ou de la faute), ils peuvent modifier la politique, la stratégie, ils peuvent vendre, fermer l’entreprise. »

C’est cette situation anormale d’expropriation de la propriété qu’il conviendrait de supprimer par la restitution de la propriété à qui de droit : la société.

Dans l’économie capitaliste, la propriété est seulement privée ou publique, mais la propriété publique s’entend comme propriété privée de l’État qui est, lui, mis au service du système capitaliste. Dans l’économie politique (aristotélicienne), la propriété est un droit universel antinomique de la privatisation, et elle prend plusieurs acceptions (individuelle, communale nationale…) selon les structures de réciprocité dans lesquelles elle s’inscrit et qui obligent à la circonscrire d’interfaces politiques (les domaines).

5° « Comment faire disparaître le travail, sans que soient réduits à la misère ceux qui vivaient de ce travail ?»

D’après les précédentes questions, nous savons déjà que la réponse implique l’allocation universelle. L’allocation universelle libère l’activité de chacun en fonction de ses dons. Elle protège chacun vis-à-vis de toute agression ou défaillance grave. Elle autorise une relation à autrui qui confère à chacun dignité sociale et reconnaissance de sa valeur. Elle implique que l’activité humaine soit protégée par le droit de propriété sur les moyens nécessaires. Enfin, qu’elle soit compensée ou sanctionnée par la réciprocité. Mais on peut aller plus loin :

a) Le marché de réciprocité

Selon la théorie de la réciprocité, la structure de réciprocité réalisée au niveau du marché est immédiatement constituée dès lors que chacun agissant en fonction du besoin d’autrui reçoit un équivalent de ce qu’il offre.

Un autre stade du développement du marché, que l’on peut appeler la réciprocité circulaire, est celui où chacun reçoit d’un partenaire et donne à un autre partenaire (au lieu que ce soit le même partenaire) un équivalent de ce qu’il reçoit, et ainsi de suite jusqu’à ce que, au bout de la chaîne, le premier donateur reçoive à son tour. Cette structure circulaire est rare. Elle est cependant très intéressante pour montrer comment s’engendre le sentiment de responsabilité[9]. Mais laissons-la de côté.

La structure qui nous intéresse est cette même structure circulaire lorsqu’elle devient bilatérale : le mouvement circulaire est bilatéral lorsque la relation qui va dans un sens est reproduite aussi dans l’autre sens de sorte que chaque fois que quelqu’un reçoit d’un partenaire et donne à un autre, il reçoit de cet autre et redonne au premier. Il est de la responsabilité du partenaire intermédiaire entre deux autres de rendre un équivalent de ce qu’il a reçu à chacun de ses partenaires, et il doit équilibrer les biens qu’il reçoit de chacun d’eux. Il est donc amené au sentiment de justice ou plus précisément son sentiment de responsabilité devient celui d’être juste. C’est la formule du marché de réciprocité. L’intermédiaire est partie prenante des relations intersubjectives qui constituent la structure du marché. Il ne peut être que loyal vis-à-vis de ses partenaires, et ne peut leur manquer de respect car sa dignité est engagée. La seule façon de la mériter aux yeux de tous est d’obtenir la reconnaissance des uns et des autres comme un homme juste. La justice ici est fille de la responsabilité. Pour préciser comment naissent les sentiments de responsabilité et de justice dans la réciprocité généralisée on se rapportera au site réciprocité-reciprocidad : http://dominique.temple.free.fr/

b) Le commerce de réciprocité

Il est alors possible d’introduire entre les marchandises un équivalent qui facilite la transaction, la monnaie. La monnaie est donc à l’origine l’équivalent universel de réciprocité. On peut appeler l’intermédiaire «commerçant» dès le moment où il tient un comptoir dans lequel les producteurs disposent leurs biens qui s’achètent et se vendent aux prix fixés par les normes de réciprocité (le prix juste). C’est ce type de comptoir que les communautés “indigènes” rêvaient et rêvent encore d’instaurer comme centrale de services ou coopérative de production et redistribution dans les sociétés du Tiers monde. Et l’on peut même appeler la transaction de l’intermédiaire qui siège au comptoir «échange» parce qu’il échange des marchandises les unes contre les autres de façon à les mettre à la disposition des différents membres de la communauté chaque fois qu’ils en ont besoin. Mais ce sont toujours des relations de réciprocité qui s’incarnent dans les objets échangés, et le prix des objets est fixé par leur valeur : l’échange est ici un échange normé, un échange de réciprocité. Tout commerçant qui s’inscrit dans le marché de réciprocité devient le garant du «prix juste» et donc du «prix retour» lorsque le prix d’achat initial dans une communauté donne naissance à un bénéfice exceptionnel lors de sa revente sur un marché éloigné. Le bénéfice de la vente est en effet partagé entre celui qui a réalisé cette relation lointaine et le producteur : la part du bénéfice lointain qui revient au producteur par réciprocité s’appelle le prix retour. De tels contrats sont des contrats à deux prix.

Mais le marché peut se développer dans une forme différente. Il peut en effet arriver que le commerçant intermédiaire, l’homme du comptoir, décide de ne plus participer au système de réciprocité ni avec le producteur ni avec le consommateur, et qu’il se contente d’échanger les marchandises entre elles de façon à garder pour lui toute la différence des prix que les uns offrent et que les autres acceptent. Plus le rapport de force (qu’il instaure le plus souvent lui-même) entre ces prix concurrents (l’offre et la demande) est tendu et plus il peut augmenter la marge de son profit. Cette spéculation transforme le marché de réciprocité en marché de libre-échange. Dans ce cas, les prix ne représentent plus la valeur des choses, mais un rapport de force entre l’offre et la demande telle qu’elles sont comptabilisées par le commerçant, un rapport de force qui devient bientôt un rapport de force entre spéculateurs.

c) Le label

Les œuvres communautaires protégées par un label et la signature du producteur entrent sur un marché où la demande excède généralement l’offre parce que la production sous label est unique et exclusive de toute autre et suscite donc un intérêt particulier. Même une production ordinaire dès qu’elle est signée et protégée par un label signifie plus que son utilité : elle signifie une appartenance à un contexte particulier qui lui donne droit à une place sur le marché non substituable.

La valeur produite par le travail dans une communauté de réciprocité n’est pas une valeur marchande au sens que donne à ce terme l’économie politique libérale. Cependant, le produit du travail peut être classé sur le marché de libre-échange sous la catégorie de l’œuvre d’art. Le label et la signature de l’auteur ne lui confèrent pas une position de monopole puisque chaque ouvrage peut être concurrencé par ceux d’autres producteurs, mais ils le protègent de la concurrence capitaliste. En contrepartie, chaque producteur étant limité à sa propre production, ne peut mettre celle d’autrui sous son nom : l’«exploitation de l’homme par l’homme» est enrayée. Si les producteurs convertissent la valeur d’échange qu’ils obtiennent sur le marché de libre-échange ou une part de celle-ci en redistribution communautaire (c’est-à-dire l’échange en réciprocité), ils favorisent l’émulation des producteurs… (et non plus la concurrence !). Le développement «communautaire» s’accélère.

Conclusion

L’imminence de la société post-capitaliste

Grâce à l’informatique, chacun est théoriquement en position “révolutionnaire” où qu’il se trouve pour peu qu’il soit lucide et qu’il fasse l’effort d’interpréter sa situation non plus en termes d’intérêt pour lui, mais en termes de réciprocité généralisée. L’analyse de la situation n’est dés lors plus seulement motivée par la critique négative parce que celle-ci se double d’une critique positive.

Bien que les fonctions sociales et les statuts sociaux soient aujourd’hui envisagés en fonction de leur rentabilité en termes de profit, de confort ou d’intérêt, bon nombre de citoyens aimeraient encore pouvoir dire: « Mais la réciprocité, n’est-ce pas ce que nous souhaiterions pratiquer en tant que médecin, enseignant, fonctionnaire dans le service public, et dans nos commerces comme dans l’entreprise en tant qu’ouvrier ou patron ? » Eh bien, dont acte : que ce ressort de la vie rêvée devienne celui de la vie réelle ! Et que non seulement l’économie sociale mais toute l’économie s’empare de la réciprocité. Tout le monde a le droit d’aimer tout le monde, et nous en avons aujourd’hui à l’évidence la possibilité technique.

La révolution est immanente, hors de l’emprise de tout parti ou de toute direction élitiste : à la portée de chacun, en raison par la théorie de la réciprocité, en pratique par la révolution numérique. Chacun est en situation de changer les choses parce qu’il peut en un bref moment de réflexion modifier sa relation avec son prochain, et s’assurer qu’elle obéisse à l’une des structures de réciprocité fondamentales au lieu d’obéir à une relation de libre-échange déterminée par le seul intérêt privé. Et le plus tôt vaudra le mieux. Il faudrait, certes, que les nantis renoncent à quelques privilèges et cessent d’accroître indéfiniment leur pouvoir de domination ou de jouissance mais pourquoi ne l’accepteraient-ils pas si le bonheur (leur bonheur !) en est la raison ?

On répondra que si c’était si simple, il y a longtemps que cette métamorphose aurait été accomplie par la société contemporaine : mais ce n’est pas si simple ! Cette métamorphose n’a pas été possible tant que la connaissance n’a pu dépasser certaines limites, qu’elle s’est contentée de traduire les relations humaines en relations de forces physiques comme celles qu’elle observait dans la nature. Il a fallu les découvertes de la Physique la plus récente et de la Biologie pour que seulement de notre temps il soit possible de lever les obstacles épistémologiques qui l’empêchaient d’appréhender les relations humaines à partir de principes différents de ceux que lui imposaient la Physique.

La Physique et la Biologie ont déjà franchi ce seuil fermé depuis des siècles. La Philosophie politique doit à son tour le franchir, comme le char que Platon emmenait traverser le ciel pour découvrir les «espaces clairs de l’immortalité». Dès lors, qui refusera de se donner les moyens d’être plus compétent pour explorer le domaine où il est permis de construire les valeurs universelles ? Reconnaître la logique des choses, des choses de l’Esprit et pas seulement de la Physique, permettra sans doute de montrer que les structures sociales qui répondent au principe de réciprocité engendrent la médiété entre les partenaires de la réciprocité, en tant que Tiers, c’est-à-dire l’Humanité. Cet effort, il est vrai, reste encore à faire !



[1] Economie de réciprocité

L’économie de réciprocité supprime a priori la pauvreté et l’inégalité puisqu’elle satisfait d’abord les besoins des plus déshérités, mais elle ne permet pas que les surplus soient accumulés dans un but privé et elle interdit l’accumulation capitaliste. Elle autorise l’investissement en fonction de critères éthiques et promeut une croissance raisonnée par le consensus démocratique davantage motivée par le bonheur de chacun et la liberté de tous que par la jouissance et le pouvoir des uns sur les autres.

[2] Réciprocité

La réciprocité anthropologique est la relation mutuelle entre des sujets qui implique que chacun agisse et subisse à la fois du fait de l’action de l’autre puisqu’elle est identique à celle dont il est l’agent. La relativisation contradictoire de l’action et de la passion engendre une résultante commune pour chacun des partenaires. Cette résultante de nature affective se révèle comme le sens de leur activité.

Nombreux sont les auteurs qui soutiennent que l’échange est le moteur de toutes les transactions économiques en imaginant qu’il ne serait pas toujours visible parce que “ennoyé” (Polanyi) ou “masqué” (Lévi-Strauss, Bourdieu) ou encore “mélangé” (Mauss) avec des sentiments qui pourraient en modifier la raison. Pour défendre cette thèse, il faut soutenir l’idée que les individus soient dotés de sentiments a priori qui leur soient communs ou encore de sentiments innés qu’ils puissent échanger. Notre hypothèse est que les sentiments éthiques naissent de la relation de réciprocité anthropologique.

[4] Cf. D. Temple «L’Allocation universelle» (1998).

[5] Cf. D. Temple « Propriété – Échange – Réciprocité» (2012).

« Mais il est manifeste que si elle s’avance trop sur la voie de l’unité, une cité n’en sera plus une, car la cité a dans sa nature d’être une certaine sorte de multiplicité, et si elle devient trop une, de cité elle retourne à l’état de famille, et de famille à celui d’individu. On peut dire, en effet, que la famille est plus une que la cité, et l’individu ‘plus un’ que la famille. (…) ‘Une cité’, au contraire, doit être une unité composée d’éléments différant spécifiquement. Voilà pourquoi l’égalité réciproque assure le salut des cités, comme cela a déjà été dit dans l’Éthique (Cf. Aristote Éthique à Nicomaque, V, 8, 1132b32 sq), puisqu’il en est nécessairement ainsi même entre gens libres et égaux (…)

Il y a aussi une autre manière de rendre manifeste que chercher une unification excessive de la cité n’est pas ce qu’il y a de meilleur ‘pour elle’ : une famille, en effet, est plus autarcique qu’un individu, et une cité l’est plus qu’une famille, et l’on s’accorde précisément ‘à dire’ qu’il y a cité à partir du moment où il se trouve que la communauté de ses membres est autarcique. Si donc une autarcie plus grande est préférable, une unité plus faible est préférable à une plus forte. Aristote Les politiques, II, 2, 1261-a et 1261-b.

[6] Cf. ARISTOTE. Les politiques. Traduction et présentation par Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 1990.

[7] Cf. D. Temple « Propriété – Échange – Réciprocité» (2012). Voir : Bartolomé Clavero « Les Domaines de la Propriété, 1789-1814 : Propiedades y Propiedad en el Laboratorio Revolucionario ». Estratto dal volume Quaderni Fiorentini Per la Storia del Pensiero Giuridico Moderno 27 (1998) Milano-Dott, A Giuffré Editore.

[8] Cédric Mas «Réflexions sur la notion d’abusus dans le droit de propriété» (partie 2), Blog de Paul Jorion du 11 janvier 2012, Billet invité. “Après avoir rappelé dans la première partie la définition et l’histoire de la notion d’abusus dans le droit de propriété, Cédric Mas aborde ici les limites à cet abusus, et surtout les réflexions sur une piste pour repenser le cadre du droit de propriété dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles et d’agonie du système capitaliste”.

[9] On trouvera une analyse de cette structure dans Dominique Temple & Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris : L’Harmattan, 1995, pp. 7-97.

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