Billet invité
CLIENT
Un grand-père et son petit-fils sont dans le métro à Paris.
– Dis, grand-père, c’est vrai qu’il fallait payer pour prendre le métro, dans ta jeunesse ?
– Oui, je m’en souviens encore… j’avais presque ton âge…
– Mais comment ça marchait ?
– On achetait des tickets ou des carnets (pour payer un peu moins cher)… au début, car après on a eu des cartes à puce avec le système RFID pour paiements à distance… et encore après, quand on a presque rendu obligatoire la possession d’un smartphone, les gens étant toujours géolocalisés, ils payaient sans même s’en apercevoir ! Quand il y a eu ce projet d’implanter des puces électroniques sous la peau de tout le monde, ça a commencé à coincer… et puis il y a eu les grands changements, comme tu sais…
– Mais ton ticket, comment on pouvait savoir que tu en avais vraiment acheté un ?
– Eh bien, il y avait partout des portes, des tourniquets et bien sûr des contrôleurs.
– Et c’était pareil pour les RER, les trains ?
– Oui, en fait, tous les services publics de base étaient payants : transports en commun mais aussi électricité, eau, … téléphone et accès à l’Internet ; pour l’air, ils n’y sont jamais arrivés : sans doute trop compliqué de construire de grands dômes étanches…
– C’est incroyable !
– Pour toi, oui… Je vais essayer de t’expliquer un peu plus en détail ce système disparu.
Après la IIème Guerre Mondiale, les États avaient mis en place des services publics, souvent en nationalisant de petites compagnies privées. Tu as dû l’apprendre en cours d’Histoire : la SNCF, EDF-GDF, PTT, etc. Ensuite avec la victoire totale du néolibéralisme, on privatisa tout ça… Les gens qui étaient des usagers devinrent des clients. Grandiose idée de la novlangue. Un « usager » ça fait ringard, fatigué, usagé ; un « client » c’est un consommateur libre et éclairé, tendu vers le « juste prix ». On avait bien oublié un vieux sens politique du mot « client » : à Rome d’abord, on était le client d’un patricien, puis ensuite par extension, client d’un riche, d’un politicard…le clientélisme, en un mot. Les Etats-Unis furent la puissance hégémonique mondiale, après la chute de l’URSS, et ce que l’on appelait Union européenne était devenue un simple satellite de cet empire ‘global’ avec son idéologie dominante, le néolibéralisme. La Commission et autres institutions européennes, non élues, avaient à leur service des « Grand-prêtres d’une religion féroce ». Ils ordonnèrent et les nations vendirent leurs « bijoux de famille ». Pour accomplir le culte de la Sainte Efficience des Marchés et de la Bienheureuse Compétitivité, il fallait établir de règne de la Très Saine Concurrence. De là découlerait des prix plus bas et une immense satisfaction des clients (les anciens et minables usagers).
– Mais comment les gens gobaient ça ?
– Ça, c’est bien la question… Reprenons les dogmes des économistes de l’époque. Qui dit marché, dit client et vendeur. Qui dit marché, dit libre concurrence et loi de l’offre et de la demande. Nos géniaux éconolâtres avaient donc séparé politique de l’Offre et politique de la Demande. Cette bizarre dialectique me faisait penser au couteau de Lichtenberg. Rappelle-toi : « le couteau sans manche auquel il manque la lame ». Cette pensée tortueuse induisait des postulats ineptes sur le soi-disant « marché du travail » tels que : « les patrons offrent du travail, les chômeurs sont des demandeurs d’emploi ». Autrefois on était moins subtil : Henri Ford, en entrepreneur pragmatique, avait permis à son « offre de Modèle T» de rencontrer la « demande de ses ouvriers » mais un type qui ne gagnait que 40 fois le salaire de ses ouvriers ne devait pas être aussi intelligent que les PDG de ma jeunesse qui en gagnaient plus de 400 fois. Nos gouvernements visionnaires, suivant les dictats des eurocrates austéropathes de Bruxelles, nous firent encore le coup de la Politique de l’Offre : baisse des salaires pour améliorer la compétitivité, aide aux entreprises c’est-à-dire à leurs actionnaires et patrons, etc. Le résultat était là : aggravation massive du chômage, appauvrissement dénommé « diminution de pouvoir d’achat » – sauf pour les 1% des hyper-riches qui, eux, avaient le pouvoir de tout acheter, y compris les âmes! -, banques sans crédits à distribuer (quasi-insolvables, trop peur !). Il était facile de prévoir que les consommateurs-clients n’achèteraient plus comme ils le devraient en bon Français. Après avoir éliminé les usagers, on était tout bonnement en train d’éliminer les clients !
Mais je vais te donner des exemples plus concrets pour t’expliquer comment la concurrence rendait le client heureux – « satisfait », fallait-il dire.
Un jour, un Premier Ministre dévoué à la Cause, vendit les autoroutes françaises au privé : oui, ce grand réseau construit avec nos impôts, pour rattraper notre retard. Un gros gâteau à se partager, appétissant. Avec leurs péages et donc leurs revenus captifs. Le jackpot ! Mais tu as deviné qu’il fallait introduire de la concurrence. Comme quand on décidait d’acheter un écran plat, on avait le choix coréen entre un L-Sung ou un G-Sam, ou pour une voiture entre plusieurs fabricants, Peudi, Augeot…
– on achetait encore des voitures ?
– oui ! Mais ça c’est encore une autre histoire à te raconter… donc je poursuis avec mes exemples d’achats divers : le supposé client pouvait bien sûr faire jouer la concurrence, sinon à quoi bon ? Logiquement, si tu décidais d’aller de Paris à Toulouse voir ta famille, en voiture, en prenant une autoroute privatisée, tu choisissais donc, au départ de Paris, (selon le meilleur tarif, parce qu’on était « futé » !) une des deux autoroutes qui s’offraient à toi : Vinfage ou Eifci …
– Tu te moques ?
– Oui, j’avoue ! Mais à l’époque j’aimais raconter cette histoire pour essayer d’ouvrir les yeux des gens…
En fait quelques puissants groupes de BTP (Bâtiment et Travaux Publics) comme Vinfage ou Eifci s’étaient partagé les zones géographiques des réseaux autoroutiers. Il y avait eu concurrence…juste pour obtenir cette rente juteuse. Mais comme pour l’électricité ou le téléphone, on en était arrivé à de curieuses situations où des réseaux existants étaient partagés avec des tarifs complexes. L’ancienne EDF ou SNCF avaient construit et investi dans de magnifiques systèmes et tout ça était bradé à des oligopoles privés. Ah oui, le capitalisme créatif des débuts, avec un vrai marché concurrentiel, était bien mort, mais chut… On privatisait officiellement pour la gloire de la concurrence, si bénéfique aux clients, et des oligopoles émergeaient par miracle. Dans quelques cas se créèrent même des monopoles mondiaux comme les réseaux sociaux ou de recherche sur Internet, tous états-uniens. Pas de vrai choix. Et à la différence des premiers monopoles aux USA, comme Standard Oil jusqu’en 1914, aucun État n’était en face pour casser leurs hégémonies mondiales, si contraires à la libre concurrence. Bien oubliées les lois anti-trust…
– Grand-père, désolé de t’interrompre [quel bavard !] mais je crois me souvenir que Fessebouc ou Gueugueule étaient gratos !
– Exact, fiston ! Mais il y avait une colossale astuce avec ces services en monopole mondial : ils étaient payés par la publicité. Qui payait la publicité ? Toi quand tu achetais un produit ou un service. Et en plus l’utilisateur, ou disons les données de sa vie privée, était le produit vendu ; tu te souviens des Big Data et du marketing avancé…
Pour continuer sur la métamorphose de l’usager en soi-disant client, je vais te donner un autre exemple concret et vécu.
Un problème de courrier avec les PTT ? On téléphonait et un employé, parfois aimable, parfois revêche mais généralement efficace et professionnel aidait l’usager. Arriva l’Internet avec ses « box ADSL » et les FAI, fournisseurs d’accès internet (payants). Un problème de box ? Nous étions devenus des clients : il y avait des boîtes vocales (beaucoup d’employés avaient été éliminés et remplacés par des logiciels) et si tu étais patient, après des options interminables (faites le 1 ; le 2…tapez #), un téléopérateur lointain te répondait ; ils bossaient comme des sortes de forçats (1). Il pouvait te conseiller une action de la magie informatique : couper l’alimentation électrique de la box pendant plus de 30 secondes, surtout plus de 30 ! Et si ça ne remarchait pas, après bien des manips dictées par une voix quelquefois incompréhensible, on te renvoyait une nouvelle box, et basta ! J’ai connu des gens qui en reçurent deux successivement… En vérité, ces nouvelles technologies étaient souvent trop complexes à maîtriser et les gens résignés… Un jour, je me souviens avoir lu qu’un opérateur de FAI en Tunisie avait tenté de se suicider à cause du stress ; un brève parmi d’autres (2). C’était un monde inhumain… Ne l’oublie pas.
En plus tous ces Services privés t’envoyaient des enquêtes de satisfaction à remplir… car tu étais le roi-client : tes désirs mêmes inconscients, c’étaient leurs objectifs proclamés !
– Tu rigoles ?
– Ben non, ils osaient tout. Pour revenir au métro parisien, non seulement tu devais payer ton trajet, mais il était question d’introduire d’autres opérateurs que la RATP.
– De la concurrence pour les clients du métro !
– Tu as tout pigé ! J’avoue en avoir rêvé : sur le quai du métro, je laisserais passer le métro RATP pour attendre le métro Deutsche-Bahn, plus fiable et haut de gamme ; bien sûr plus cher avec ses durs sièges en cuir… Exactement comme pour aller à Berlin, à partir de Roissy on choisissait Izi-jetejette ou Criant-air… ah oui, ça c’était moderne !
– Grand-père, pour les services de base, si je n’ai jamais été un usager, ni maintenant un client, qu’est-ce que je suis aujourd’hui?
– Un citoyen solidaire !
_____________
(2) Harcèlement : http://www.huffingtonpost.fr/2013/12/31/hotline-sfr-teleperformance-suicide-harcelement_n_4523137.html
Le problème essentiel est évoqué au début du chapitre XIII : « Les chercheurs et les commentateurs de l’intelligence artificielle sont…