Ma chronique mensuelle : La leçon du vrai Keynes
Que dirait Keynes revenu parmi nous des politiques économique et financière qui sont les nôtres ? Je parle ici du véritable John Maynard Keynes, et non des économistes contemporains que l’on appelle par facilité de langage, « Keynésiens » et dont la pensée est très éloignée, pour la plupart, de celle du Keynes historique.
Il serait consterné, comme il le fut toujours, devant les politiques d’austérité et rejetterait avec horreur notre invocation sentencieuse d’un impératif de « compétitivité », l’aimable euphémisme auquel nous recourons pour désigner la politique cynique du « moins-disant salarial ».
Le niveau atteint par les salaires était jugé par Keynes non révisable à la baisse et ceci pour deux raisons, l’une purement économique, l’autre « d’ordre moral » selon ses termes, mais nous pourrions dire tout aussi bien d’ordre « sociologique » ou « politique ».
La raison d’ordre économique est que l’appel à une baisse des salaires est révélateur d’un contexte déflationniste où l’exigence d’une « réduction des coûts du travail » est l’un des symptômes du problème qui se pose. Or la déflation doit être traitée en tant que telle par une politique monétaire et fiscale et non en s’attaquant à l’un de ses symptômes, stratégie vouée à l’échec car se contentant d’effleurer la surface des choses en ignorant leurs causes profondes.
Les salaires ne baissent jamais parce que les salariés y consentent, souligne Keynes, ils baissent parce que la déflation cause du chômage, lequel modifie le rapport de force entre employeurs et employés, forçant ces derniers à consentir à une baisse des salaires contraints et forcés. Cette situation est intolérable du fait que dans le partage de la nouvelle richesse créée entre ce que Keynes appelle la « classe des investisseurs », la « classe des affaires » et la « classe de ceux qui gagnent leur vie » (Earning Class), le rapport de force est, même dans un contexte économique optimal, défavorable à ces derniers : les salariés.
Le niveau des salaires est, dans les terme de Keynes : « poisseux » (sticky). Pareil en cela au niveau des profits ou des loyers, il réagit aux pressions économiques dont il est l’objet : il résiste à la baisse – résultat bien entendu de la résistance collective des intéressés, travailleurs, commerçants ou propriétaires d’immeubles.
Pour Keynes, les salaires ne peuvent constituer une variable d’ajustement : ce sont les autres variables, en particulier le taux de change et le niveau des prix qui doivent s’adapter au niveau des salaires et non l’inverse. La raison de cela, il l’expliqua dans un pamphlet publié en 1925, The Economic Consequences of Mr Churchill :
Nous nous situons à mi-chemin entre deux théories du tissu économique. Selon l’une d’elles, le niveau des salaires devrait se fixer en fonction de ce qui est « juste » et « raisonnable » dans le rapport entre les classes. Selon l’autre théorie – la théorie du rouleau compresseur (juggernaut) économique – le niveau des salaires sera déterminé par la pression économique, encore appelée la « dure réalité », et notre grosse machine devrait progresser imperturbablement, sans autre considération que son équilibre comme un tout, et sans accorder une attention quelconque aux conséquences hasardeuses du voyage pour l’un ou l’autre groupe de la population.
La contrainte « sociologique » selon Keynes est le maintien d’un consensus sociétal : si des équilibres économiques peuvent apparaître dans différents types de configuration, le critère pour en viser l’un plutôt qu’un autre c’est ce que cet équilibre signifie en termes de consensus global. L’objectif est une minimisation du dissensus produit par le ressentiment accumulé entre classes sociales. Aussi hétérogène que puisse être l’ordre social existant, il est impératif qu’aucune composante de la société n’en vienne à juger la situation comme désormais intolérable – une considération devenue étrangère à nos dirigeants, obnubilés qu’ils sont aujourd’hui par les caprices du marché des capitaux.
Keynes s’irritait du fait que quand une conjoncture économique difficile oblige de se tourner vers la nation pour lui réclamer des sacrifices, seule « la classe de ceux qui gagnent leur vie » soit mise à contribution, la « classe des investisseurs » et celle « des affaires » étant épargnées comme une chose allant de soi. Cette constatation l’avait conduit en 1925, dans son pamphlet visant Churchill alors Chancelier de l’Échiquier, ministre des finances, à proposer malicieusement – sachant pertinemment qui dans l’édifice social pousserait aussitôt des cris d’orfraie – une baisse des salaires, à condition que la mesure s’accompagne d’« un impôt additionnel de 1 shilling par livre [soit 5 %] sur l’ensemble des revenus autres que les salaires, impôt à maintenir jusqu’à ce que les salaires effectifs aient retrouvé leur niveau antérieur ».
Par cette provocation à l’égard des nantis, Keynes attirait l’attention sur le fait que dans notre représentation des processus économiques, les revenus de la « classe de ceux qui gagnent leur vie » sont considérés comme compressibles et à tout moment négociables, alors que ceux de la « classe des investisseurs » et de la « classe des affaires » sont spontanément jugés eux comme non-négociables et non-compressibles : si le « moins-disant salarial » s’est vu conférer, sous le nom pompeux de « compétitivité », le statut de dogme, les dividendes et le profit sont eux protégés d’un tabou (décrété autrefois, on le suppose, par le fameux Veau d’Or !). Le moment est venu de remettre en question ce postulat inique.
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