Billet invité.
Un ou deux principes de l’économie ? S’il y en a deux, l’un est masqué par l’autre à moins qu’il ne soit disqualifié ! La société capitaliste en effet ne reconnaît que le principe de l’échange, et lorsque le second est évoqué, la réciprocité, notamment par l’anthropologie, il est aussitôt interprété comme une forme archaïque de l’échange.
Le défi est pourtant de taille : s’il n’existe qu’un principe, il n’y a pas d’autre avenir que d’en explorer toutes les possibilités, et de parer à celles qui mettent en danger l’avenir de la planète en se référant aux raisons éthiques qui nous seront imposées par la nécessité. Le problème est tout autre s’il existe deux principes, mais cette alternative soulève une forte réticence. Pourquoi ?
Lorsque Aristote définit l’homme comme animal politique, c’est bien entendu dans le politique qu’il inscrit sa manifestation d’homme, mais il entend bien que l’esprit (le politique) requiert la vie (l’animal). Et personne, à part les mystiques, n’a remis en cause cet a priori au point que les termes de croissance, développement, progrès sont des substantifs qui se passent de complément. Celui-ci est sous-entendu : la vie. La réticence devant une alternative témoigne de cette crainte que la vie ne soit plus le dynamisme de l’activité humaine alors que tout manifeste qu’elle est son moteur naturel.
Pourtant, les attributs de la vie (croissance, développement, organisation, complexification) sont aussi ceux de l’esprit. Quel rapport y a-t-il donc entre l’animal et le politique ? Serait-ce seulement un simple transfert de compétence ? L’un prend-il le relais de l’autre comme sa forme la plus développée, comme l’affirme par exemple Claude Lévi-Strauss.
Le matérialisme biologique bien qu’il ne prévoie rien des formes de l’avenir postule que l’organisation des formes nouvelles toujours plus compétentes dans la matérialisation de l’énergie est d’ordre systémique. La fin d’une forme de la vie ne serait possible que par l’invention d’une nouvelle. L’être pour la naissance serait la raison de l’être pour la mort. Cet optimisme en “la vie qui ne saurait mourir” permet de surmonter l’inquiétude que suscitent les limites de toute phase du développement économique. Il se tempère toutefois de l’incertitude qui pèse sur un de ses axiomes : est-il prouvé que l’esprit soit une forme supérieure de la vie ? Est-il certain qu’il y ait continuité entre la vie et l’esprit, et que l’un et l’autre obéissent au même principe ?
Nous avons introduit une réserve sur la conjonction de l’esprit et de la vie : “sauf les mystiques” : les mystiques posent la question de savoir si l’énergie psychique ne repose pas sur un autre principe que celui de la vie. La puissance mystique requiert en effet que la vie soit neutralisée par l’ascèse. Admettons un instant avec eux que la relativisation de la vie réponde à un nouveau principe, et qu’apparaisse ainsi une troisième dynamique : l’énergie psychique.
Si le principe d’équivalence entre matière et énergie est universel, le fait que la matérialisation et la dématérialisation de l’énergie soient des dynamismes antithétiques suggère que leur relativisation mutuelle produise une résultante qui soit aussi leur équivalent, et peut-on dès lors écarter l’hypothèse que cette résultante soit le principe de l’énergie psychique ?
La relativisation des contraires (la vie, la mort) pourrait donc bien produire le soi de tout être vivant dès l’origine. C’est sans doute là que peut se fonder l’idée que l’homéostasie pourrait être la finalité du vivant. La vie serait alors confondue avec le fait que chaque espèce tente de soumettre les forces de la physique et de la vie à la préservation de l’équilibre auquel elle doit son existence.
Cependant, si l’équilibre homéostatique était le principe de ce quant à soi, la vie ne serait plus toute puissante, ni libre. Elle serait rivée à son milieu au lieu de le dominer. Or, l’adaptation se révèle une impasse car il suffit que le milieu disparaisse, comme la banquise pour l’ours polaire, pour que la vie soit sans avenir. Et dès lors le soi de chaque être vivant est lui-même sans espoir.
Les partisans de la vie pour la vie donnent à la vie une importance décisive, mais non à sa relativisation pourtant nécessaire pour que le soi puisse se développer, parce qu’ils n’imaginent pas que l’énergie psychique résulte de la relativisation des contraires. Ils n’admettent que deux matières : la matière physique et la matière vivante. Du coup, ils privent tous les êtres vivants dits inférieurs à l’homme de toute forme d’esprit qu’ils réservent seulement à la vie de l’homme.
Or, tous les êtres vivants sont dotés d’un soi de nature psychique, interface entre la vie et le milieu physique, qui se développe déjà de façon complexe chez les animaux, dans le cerveau, grâce aux informations transmises par les organes des sens et le système nerveux : trois matières donc, la troisième résultant de la relativisation des deux autres !
Comment expliquer dès lors la confusion de la vie et de l’esprit ? Cette confusion peut se comprendre du fait que la connaissance du monde physique que l’esprit donne au vivant doit respecter les lois de la physique puisque la vie en dépend. Mais pourquoi l’esprit s’inféoderait-il pour autant à la vie ? Son idéal ne consiste-t-il pas à s’affranchir de toute dépendance ?
Le soi dispose pour cela d’un concours décisif. Aristote observait qu’une sorte de bienveillance caractérisait tous les membres d’une même espèce. Le sentiment de bienveillance, à l’origine de la philia, peut être déclaré naturel. La réciprocité de bienveillances est alors une structure indépendante de toute détermination particulière. Elle peut être dite universelle. Elle crée entre les membres d’une même espèce une appartenance de référence commune. C’est la définition aristotélicienne du prochain.
La biologie confirme l’observation du philosophe en démontrant que la réciprocité se manifeste dans de nombreuses espèces animales comme la matrice de leur être commun, qui peut alors surmonter les contraintes de la sélection naturelle.
Dans la réciprocité, les deux dynamismes de la matérialisation et de la dématérialisation de l’énergie qui engendrent le soi d’un être vivant sont entrecroisés avec les mêmes dynamismes qui aboutissent au soi de son prochain, de sorte que leur résultante leur est commune. La relativisation de la vie nécessaire à la réalisation du soi est assurée de telle façon qu’émerge entre les êtres vivants un soi commun réfléchi sur lui-même qui dispose non seulement de son autonomie mais de sa propre initiative : la conscience.
Quel est alors le sort de la vie, dans la réciprocité ?
Redisons que la condition nécessaire ou préalable à la construction de la cité idéale est la naissance d’une conscience commune ou de référence pour tous grâce à la réciprocité. Cette genèse implique la relativisation de la vie, et par conséquent de tout système qui prétend se fonder sur la concurrence ou le libre-échange, tout autant que de tout système qui immobiliserait la vie sous son joug (le collectivisme par exemple).
Mais parce qu’elle est nécessaire à cette relativisation, la vie doit désormais s’accroître autant que possible. Pour que l’esprit lui-même puisse se déployer, s’il est vrai qu’il procède de la relativisation de la vie, encore faut-il que la vie l’emporte sur toute condition qui la paralyserait et qu’elle transgresse ses limites.
L’effroi devant l’alternative face au système économique actuel n’a donc pas de raison d’être. Il résulte d’une analyse qui limite l’économie à la sélection naturelle. Cette idéologie ignore la relativisation des contraires comme le principe de l’énergie psychique ; elle fait l’impasse sur la singularité de tout être vivant (le soi) et sur la réciprocité (au sein des espèces et parfois entre elles) comme la matrice de la conscience. Ce matérialisme à courte vue refuse de franchir le seuil entre la nature et la culture, dont l’anthropologie ne cesse pourtant de l’entretenir : la réciprocité est en effet le principe-seuil de structures sociales qui permettent de s’affranchir de la concurrence vitale.
Il est donc aussi important de rompre avec le libre-échange des individus rivés à leur idéal du moi qu’avec l’échange collectivisé, l’individualisme et le collectivisme entravant les relations de réciprocité qui soutiennent la genèse de la conscience commune et la liberté de chacun. Et puisque le collectivisme a été dénoncé comme un obstacle à la conscience, il reste à dénoncer le libéralisme économique, mais aussi à interpréter l’économie à partir du principe de réciprocité.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…