Leur force vient (aussi) de nos divisions et de nos faiblesses…, par Vincent Migeat

Billet invité.

Durant des années, le discours dominant en matière économique écrasait sans vergogne tous les autres. C’était l’époque du règne sans partage de la fameuse T.I.N.A (there is no alternative) chère à Mrs Thatcher,  une doxa certes vieillissante mais encore bien vaillante. Il était alors rigoureusement impossible de faire entendre un autre discours. Dans les discussions, remettait-on en question cette pensée unique que l’on était immédiatement épinglé, tel un imprudent papillon égaré, sur un carré de feutre rouge, à l’intérieur d’un cadre. Muséifié, en quelque sorte, et renvoyé à ses prétendues références. Je ne vous fais pas un dessin. Puis vint 2008, la chute de Lehman Brothers, et toutes les conséquences bien connues des lecteurs de ce blog. Dans le sillage de cette année-là, le monde semblait devoir changer, du moins l’estimait-on à l’époque  emmené par la conviction enthousiasmante que sous la pression de évènements, les pouvoirs en viendraient à changer enfin leur fusil d’épaule. Plus jamais ça.

Las, nous sommes en 2013, soit cinq ans après la dernière crise et rien ne semble devoir vraiment changer : la prétendue science économique reste engluée dans son ensemble dans un conservatisme consternant. Je ne parle pas des excellents invités de cette non moins excellente émission diffusée ce matin même sur France Culture, et consacrée à la science économique justement, mais de tous ceux, économistes médiatiques de profession qui squattent ad nauseam les plateaux de télévision, où comme chacun sait, la doxa se déploie, et se répand dans les chaumières. Au sommet de l’État même, en dépit de coups de menton d’un côté à l’autre de l’échiquier, « les paradis fiscaux, c’est fini » (Nicolas Sarkozy), « Mon ennemi, c’est la finance » (François Hollande) rien n’a vraiment changé. On parle, certes, mais objectivement la sphère économique dans tous les compartiments du jeu, non seulement n’a guère modifié ses comportements, mais le temps passant, les observateurs avisés s’alarment que tout recommence comme avant. Bref, c’est à désespérer Billancourt…

Mais le tableau est-il pour autant si sombre? Effectivement, depuis 2008 une certaine évolution s’est fait jour. Les économistes dits hétérodoxes sont un peu plus visibles. Leur discours, maintenant entendu sur les ondes (très peu encore à la télévision, ou alors à une heure tardive), la foison de livres publiés en témoigne, commence tout doucement à irriguer la société. Mieux, même dans les cercles les plus conservateurs, certains arguments, certaines analyses, inimaginables voici seulement cinq ans, sont désormais en passe d’être admis et même validés. Mais n’est-ce pas là un phénomène en trompe l’œil ? Je ne sais plus si c’est Xavier Timbeau ou Olivier Pastré qui le rappelait ce matin sur France Culture, mais hélas sur le plan décisionnel, au sommet de l’État, dans les différentes institutions, à Bruxelles, rien n’a encore bougé. En Europe, ce sont encore et toujours les mêmes politiques qui sont menées. On en mesure en temps réel les conséquences, mais rien n’y fait. C’est comme si le logiciel ne pouvait être mis à jour. En fait, en dépit des diagnostics posés, d’une effarante somme de documentation sur la crise, accessible à chacun, en dépit des alertes régulièrement lancées par quantité d’experts, dont le créateur de ce blog fait partie, rien ne semble devoir bouger en haut lieu. Des réformes sont envisagées, débattue, même au cœur de nos assemblées, mais lorsqu’elles arrivent à maturité, elles sont littéralement vidées de leur substance. Je pense notamment à la réforme bancaire. Mais on pourrait aussi évoquer la réforme fiscale. Bref, tout semble indiquer que de sévères blocages empêchent toute réforme à ce niveau. A gauche, de nombreux partis, EELV, le Front de gauche, Nouvelle donne, le parti lancé récemment par Pierre Larrouturou et Bruno Gaccio, et dans une moindre mesure l’aile gauche du parti Socialiste, tous sont à peu de choses près d’accord au moins sur les diagnostics. Quant aux propositions, même si elles sont encore parfois éloignées les unes des autres, de fortes lignes de convergences sont présentes. Il y a donc là, potentiellement, des forces politiques convergentes. Et donc une possibilité de rassemblement.

Mais comme souvent hélas, les choses sont plus compliquées.

En 2013, mis à part Cuba (quoique) et la Corée du Nord, force est de constater que l’économie dite « de marché » s’est imposée partout d’une manière quasi darwinienne. Mais si l’on regarde maintenant à l’intérieur de son périmètre, toute une gamme de doctrines sont possibles. Le néo-libéralisme dérégulé, celui même que prônaient Friedrich Hayek ou Milton Friedman, prédateur de ressources (humaines, financières, matières premières) a fait des ravages considérables. C’est au cœur de cette doctrine, encore vivace hélas, que siègent aujourd’hui les conservatismes les plus rabougris. Néanmoins, le constat de sa nocivité est dressé, et partagé par la plupart des forces de progrès, du moins de ce côté-ci de l’Atlantique. Pour autant, sous des formes masquées, atténuées parfois, il continue à broyer nos sociétés et à saper la marche du progrès. En pactisant avec lui, en tentant vainement de le contraindre, en négociant pied à pied au lieu de le combattre frontalement, la social-démocratie n’aura pour l’instant fait que le conforter dans ses positions. Car le néo-libéralisme est résilient et protéiforme : il s’adapte constamment aux nouveaux climats. Il y a quelques années, Jacques Julliard écrivait (cela m’avait alors frappé) : « Pendant que nous (il parlait de la deuxième gauche) regardions en l’air, le néo-libéralisme nous faisait les poches » Cette formule à elle seule résume hélas le sujet. La puissance des pouvoirs financiers est telle qu’elle se joue des États-nations. Le constat est amer, mais il doit être posé tranquillement, courageusement. La plupart des grandes firmes sont transnationales et leur appartenance à une nation ne se pose même pas. Elles se moquent comme d’une guigne des régulateurs qu’elles contrôlent grâce aux nombreux lobbies qu’elles ont les moyens de rétribuer grassement. Les enjeux sont là. Et malheureusement, force est de constater que les forces en présence ne sont guère équilibrées. Dans ce jeu là, si tant est qu’il s’agisse d’un jeu, la démocratie reste malgré tout la seule carte que les peuples peuvent jouer…

Il y a pourtant  place pour une doctrine souple qui accepte l’économie de marché mais lui impose des règles strictes, élaborées et énoncées par le législatif en fonction non plus des intérêts particuliers, mais de l’intérêt général et en fonction aussi, et c’est peut-être encore plus essentiel, des droits de la planète à régénérer son écosystème,  donc le nôtre. Cela ne signifie nullement entrer dans un système centralisé et bureaucratique, honni par les milieux patronaux, qui sont des partenaires, mais esquisser les contours d’une nouvelle manière de gouverner pour appréhender les défis pendants. Si la social-démocratie, qui reste une force considérable électoralement parlant veut s’adapter aux temps qui viennent (vite) et prendre le train du progrès, il faut d’urgence qu’elle revoie son logiciel, et fasse, ironie de l’histoire, un nouvel « Aggiornamento. Celui-ci passera par l’émergence d’une société participative, interconnectée, de réseaux, d’intelligence collective et partagée. Tout l’indique, il suffit d’ouvrir les yeux.

Hélas, je dois à la vérité de dire que je ne suis pas exagérément optimiste quant à la possibilité que tout cela se discute entre gens de bonne compagnie et aboutisse par la négociation. Plus exactement, j’y crois moins aujourd’hui qu’hier, et sans doute un peu plus que demain. Car j’observe, pour résumer qu’à part de belles et bonnes paroles, les choses ne semblent pas beaucoup évoluer. Il n’y a pas d’amour, seulement des preuves d’amour. Et j’ai bien peur en conséquence qu’un jour prochain les choses ne se règlent au ras du macadam, avec tout ce que cela suppose de déraison et de violence.

Faisons tout pour que cela n’arrive pas. Mettons nos divergences de côté, travaillons à nous rassembler lorsque nous partageons l’essentiel, rassemblons nos forces et bâtissons sans relâche. Nous sommes du côté du progrès.

Leur force vient (aussi) de nos divisions et de nos faiblesses…

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