Billet invité.
Il n’y a pas de langue essentiellement ceci, pas plus qu’il n’y a de peuple essentiellement cela. N’en déplaise aux découpeurs de quartiers de noblesse et aux obsédés du pourcentage racial, les cultures humaines sont impures et mêlées, sauf de rares isolats qui, du reste, le sont peut-être en diachronie séculaire mais pas en diachronie millénaire. Lorsqu’on dit que les Grecs anciens ont assimilé la civilisation au logos et le logos à la seule langue grecque, les autres idiomes étant relégués dans le registre du borborygme et du bégaiement enfantin, propre aux Barbaroi, il faudrait sans doute se demander, comme nous y invite Barbara(!) Cassin, s’il est juste de dire « les Grecs » en général, comme s’ils formaient un groupe homogène, épargné par la tension entre langue écrite et langue orale, entre langue élitaire et langue vernaculaire, entre langue de positionnement et langue de communication. L’universalité de la maîtrise du logos comme trait définitoire du civilisé bute sur l’irréductible xénophobie de certains Grecs cultivés à l’encontre des Barbares, mais aussi à l’encontre des Grecs de la cité voisine. Pensez à l’esprit proverbialement lourd des Béotiens (la Béotie avait Thèbes pour capitale), qui devait aller de pair avec une élocution laborieuse, du moins dans l’esprit des tartineurs de miel de l’Attique ; pensez encore à la rudesse légendaire, pour ne pas dire à la rustauderie des Spartiates. On se rappellera cependant que la puissance spartiate fut abattue à Leuctres, en 371 av. J.-C., par le général thébain Épaminondas, qui était loin d’être un béotien en polémologie. Le Macédonien Aristote, quant à lui, était bien placé pour savoir que le logos n’était pas l’apanage des seuls Grecs bien nés et bien éduqués. La Macédoine avait longtemps été considérée comme un satellite arriéré de la sphère hellénique, aux limites de la Barbarie. Sous Philippe II puis sous Alexandre, elle devint le royaume protecteur de la Grèce tout entière. Sans doute fallait-il être Macédonien, plutôt que Grec, pour imaginer un Empire qui fît une place aux Barbares vaincus à niveau d’estime égal.
Il n’y a pas une langue pour un peuple, il y a plusieurs états de la langue qui cohabitent souvent et coïncident parfois dans la littérature ou le discours politique démagogique (relire ce qu’écrit Viktor Klemperer sur la disparate rassembleuse et mobilisatrice de la LTI, la « Lingua Tertii Imperii » des Nazis). Ces états de la langue sont au surplus réorientés constamment par les variations des rapports de forces qui animent le corps civique. La prise en compte de ces rapports de forces est très importante si l’on étudie le glissement du latin au français et la conservation du latin comme langue savante à côté du français.
Pendant longtemps, un bête courant patriotique a dominé, adossé aux grammaires latines médiévales, où les analogies les plus folles se donnaient libre cours, pourvu que le français se rattachât, par des acrobaties de foire aux calembours, aux langues « nobles », le latin, certes, mais surtout le grec et l’hébreu. Dire « nos ancêtres les Gaulois » (la gauloiserie nationale fut inaugurée véritablement par Étienne Pasquier) est à peu près aussi idiot que de dire « nos ancêtres les Hébreux ». On trouve la fable de la source hébraïque du français chez Étienne Guichard, à la Renaissance, où ces questions-là intéressent nombre d’érudits. Pour Budé, ce n’est pas l’hébreu mais le grec. Arrêt, selon lui, viendrait d’« areston », agrafe, d’« agan aphê », pantofle de « pan phellos » (De analogia, 1532). À la même époque, Silvius, plus sage, s’il retient les trois hypothèses, ose dire sa préférence pour l’hypothèse latine (In linguam Gallicam Isagoge, una cum eiusdem Grammatica latino-gallica, ex Hebraeis, Graecis et Latinis authoribus, 1531). Charles Bovelles s’enhardit alors et avance que les langues vulgaires, tels l’italien, l’espagnol et le français, se sont formées par « corruption » du latin (De differentia vulgarium linguarum et Gallici sermonis varietate, 1533). Quelques décennies plus tard, Hotman affinera cette approche : le français boit à plusieurs sources et la romaine est la plus féconde, comparée à la gauloise, à la franque et à la grecque (Franco-Gallia, 1573). Henri Estienne, de son côté, insiste sur le fait que le français provient du latin populaire, le « quotidianus sermo », même si quelques gallicismes se rencontrent dans le latin classique : en effet, horresco referens, « grandis » est dans Cicéron, « revenire » et « gratiosus » font de timides apparitions et la construction analytique avec « habere » – « avoir » – en voie d’auxiliarisation, systématisée par l’historien arverne Grégoire de Tours, est employée bien avant lui par Jules César, qui écrit « habeo dictum », « habeo effectum » pour « j’ai dit », « j’ai fait ». Estienne ne voit rien d’infamant dans le constat que le français doit moins à Sénèque qu’à Plaute (De latine falso suspecta – De Plauti latinitate Dissertatio, 1576). Mais beaucoup de savants contemporains ont du mal à digérer l’anoblissement du français par l’ordonnance royale de Villers-Cotterêts de 1539. Ainsi de Claude Fauchet qui, après avoir affirmé, sur la base des Serments de Strasbourg, que l’ancienne langue est « le Romand plus tost que françois, puisque la plus part des parolles sont tirees du latin », ajoute que « la longue seigneurie que les Romains eurent en ce païs, y planta leur langue et se trouvent d’assez bons tesmoignages que quand les Francs entrerent en la Gaule, le peuple parloit ja un langage corrompu de romain et de l’ancien gaulois » (Recueil de l’origine de la langue et poésie francoyse, 1581). Si le français, langue du peuple, accède à la même dignité que le latin, alors le latiniste, l’humaniste devrait-on dire, perd l’avantage considérable que lui donne sa maîtrise du latin pour avoir l’air savant.
Le plus amusant est que le latin classique avait tellement connu de tribulations que d’aucuns pouvaient dire au sortir du Moyen Âge qu’il s’était corrompu. Sous certaines plumes éminentes, ce latin-là paraissait aussi cryptique et barbare que le latin macaronique était drôle. L’excellent latiniste (et helléniste) Érasme fut l’un des plus infatigables contempteurs du latin scolastique. À l’instar de Rabelais, il se définissait comme un poète. Il ne lui serait jamais venu à l’idée de se définir comme un « humaniste », l’italien humanista désignant un vulgaire professeur de latin. Or, Érasme vomissait cette façon de baragouin, legs empoisonné du coup de force des écoles thomiste et scotiste au XIIIe siècle, dont la première triste conséquence avait été le bannissement des enseignements littéraires hors de l’université (exeunt Virgile, Horace, Ovide, Plaute et compagnie), au profit de la dialectique, de la métaphysique et de la théologie à la sauce sorbonna. Érasme, comme Boccace et Pétrarque quelques siècles plus tôt, dénonçait une langue jargonneuse dont le critère de vérité était binaire (vrai/faux) et dont le présupposé était l’équivalence un concept-un mot-une chose, l’« adaequatio rei et intellectus » (saint Thomas d’Aquin). La langue, il la voyait plutôt comme un objet plastique, insaisissable, métastatique. Le beau style pouvait être clair, à condition qu’il ne se brûlât pas au feu de sa propre clarté en l’imaginant consubstantielle à la beauté. D’où l’inventivité jubilatoire et libératoire – car la scolastique exerça une tyrannie intellectuelle terrible, qui explique largement la virulence des attaques qu’elle subit durant son règne et au-delà – de l’Éloge de la Folie, Stultitiae laus (1509). L’ambiguïté, la métaphore, le double sens, la double négation (reprise au latin classique) y fleurissent sans entraves et ce printemps néolatin inspirera Rabelais, écrivain le plus prolifique en néologismes de la littérature française. Il y est pris acte qu’un mot est un tourbillon sémantique par lequel il n’est pas malsain de se laisser envoûter. L’envoûtement prend dès le titre, dont la version grecque,« Morias enkomion », signifie à la fois « éloge de la Folie » et « éloge de (Thomas) More ». Le vertige s’approfondit quand le lecteur découvre une satire des plus vraies des mœurs du clergé, bien qu’une telle satire, marquée du signe de Folie, s’expose à l’accusation de fausseté. La scolastique n’admettait ces jeux issus du lignage paradoxal d’Épiménide le Crétois qu’autant qu’elle pouvait les démêler logiquement.
Érasme ne se contentait pas de jouer. Il s’était mis en tête de faire sauter un à un les scellés que les théologiens avaient mis au savoir, y compris au savoir biblique. Un an avant que Martin Luther n’affichât ses thèses, il publia sa traduction du Nouveau Testament, considérant que la sacro-sainte Vulgate était une mauvaise traduction de la source grecque. Tollé général et raidissement de l’Église, qui devait s’attacher plus que jamais – jusqu’en 1942 – à l’usage de la Vulgate pendant les offices. Il suffira de donner un exemple de retraduction érasmienne pour que l’intérêt d’une telle entreprise, au regard des enjeux du langage, apparaisse immédiatement : en lieu et place du « In principio erat Verbum » (« Au commencement était le Verbe ») du prologue de l’Évangile selon Jean, Érasme propose « In principio erat sermo ». « Verbum », c’est le Verbe divin, inaccessible au profane, inintelligible, sauf pour les théologiens, bien sûr, qui, instruits par le Saint-Esprit, se chargent de sa vulgarisation et de son bouclage sémantique auprès des fidèles ;« sermo », c’est la langue de tous les jours, c’est la langue qui parle au cœur, à tous les cœurs, selon leur réceptivité propre. Cette langue-là n’appartient à personne. Elle est langue incarnée ; elle vit, elle se vit et se passe volontiers d’intercesseur. Elle rend fous les dogmatiques et multiplie les poètes.
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