PAUVRES PRIVILÉGIÉS OU RICHES ASSISTÉS ?, par Jacques Seignan

Billet invité

Quelle étonnante époque ! Ce lundi 9 décembre, les professeurs de Classes Préparatoires aux Grandes Écoles (CPGE) faisaient grève ! Je n’aurais jamais imaginé défendre ces professeurs désignés comme « privilégiés » et à qui leur ministre demande un petit effort pour aider les enseignants mal payés de zones déshéritées (ZEP). Oui, les enseignants de zones déshéritées doivent être bien mieux payés ! C’est mérité et fondamental. Défendrais-je alors des « riches » (environ 4100 euros par mois avec 10 à 20 ans d’ancienneté) alors que le gouvernement socialiste aurait, lui, une politique quasi-communiste, de partageux, « prendre aux riches pour donner aux pauvres » ?

Mais quel est ce raisonnement inacceptable qui consiste à gérer des pénuries budgétaires par ce type de transferts dans une politique d’austérité ? Déshabiller Pierre pour habiller Paul ? Curieux : il faudrait essayer de comprendre. Je suis passé par les classes préparatoires et j’ai vu la qualité de ces professeurs, leur passion, leur dévouement. Si l’ascenseur social redémarrait, ils en seraient les mécaniciens avec tous les enseignants, de la maternelle au lycée, ZEP ou non ZEP. On ne peut leur imputer sans injustice la reproduction des élites qui a d’autres origines. Les profs de maths par exemple sont tous de brillants matheux (de Normale Sup) qui pour « faire du fric » auraient pu aller dans l’industrie ou même devenir traders dans une banque – ce métier si utile à la société ! Ils pourraient ainsi gagner des dizaines de fois plus, mais l’argent n’est pas le seul moteur des gens… D’ailleurs, juger leurs salaires élevés est vraiment curieux si on les compare aux dérives salariales inouïes dans l’« industrie » financière, à niveau comparable de diplôme. Si on applique les lois du néolibéralisme, ils sont tout bonnement stupides de rester enseignants de CPGE.

Pourquoi toutes ces petitesses budgétaires ? Il faut mettre en balance des millions arrachés aux citoyens et des milliards apportés au système financier et, surtout, ne pas se laisser perdre par ce bonneteau que nous jouent tous les gouvernements successifs par-delà d’illusoires alternances.

Considérons un autre exemple de petitesse : les pensions de retraite seront revalorisées en octobre au lieu d’avril ; une étape avant une désindexation, mais comme des députés PS avaient fait une erreur de vote (ça arrive quand on est un peu perdu) et que l’article de loi avait été refusé, nos ministres autoproclamés de gauche ont implanté une rustine pour que les petites pensions soient encore revalorisées en avril. Pour les profs CPGE, une rustine avec prime est préparée : ils sont géniaux nos énarques ! Des millions perdus : à rattraper où ? Ah ma pauvre dame, je vous le demande avec « tous ces assistés ». Voilà bien un autre gisement d’économies !

Parlons de l’«assistanat», ce thème-clé de la plus basse propagande d’extrême-droite, et si bien récupéré par la droite « classique ». Tel ancien ministre pourfend l’assistanat et propose de réduire les durées d’allocation chômage. Un autre, ancien ministre du budget qui pourrait avoir trouvé un bon job pour sa femme (et qui ne le ferait pas ?) contre un petit ruban rouge pour son employeur (simple hypothèse examinée par la justice), pontifie fréquemment à la télé pour nous dire que nous devons nous serrer la ceinture pour rembourser leur dette. Et faut-il rappeler que l’on a subi un ministre du budget « socialiste », évadé fiscal et chantre de l’austérité ?

Dans leur excellent livre « La Violence des riches » (La Découverte, 2013), Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot rappellent des données fondamentales pour un débat sur les « assistés » et les inégalités. Selon un rapport officiel de l’Assemblé nationale (2011), les fraudes sociales sont évaluées à 20 milliards d’euros et les allocataires fraudeurs en représentent 1 % – soit 200 millions – alors que les fraudes dues au travail dissimulé sont évaluées à 16 milliards, soit 80 % (p.45). Ils ajoutent un point souligné également par Martin Hirsch, « 4 milliards d’euros sont dus au titre de prestations qui ne sont pas réclamées par leurs bénéficiaires ». Par contre les grands fraudeurs, pardon… les optimisateurs fiscaux, escamotent entre 60 et 80 milliards d’euros par an selon le Syndicat des impôts (p.50) et il est difficile de contester une telle envergure de la fraude puisque l’administration fiscale a pu collecter 18 milliards de droits et pénalités en 2012 (p.58). Est-il donc si essentiel de reprendre des sous aux agrégés ou aux retraités « riches » pour les donner aux professeurs de ZEP et aux petits retraités, de délirer sur des « acquis de corporations d’Ancien Régime » pour désigner à la vindicte populaire les profs de CPGE ? De toujours nous diviser ?

Un animateur-amuseur de la TNT a gaffé en avouant qu’avec ses 25.000 euros, il ne s’en sortait pas à la fin du mois. Haro sur lui : pour faire partie du Club, il lui faudra éviter de parler pognon, pardon, émoluments… En tout cas merci à lui pour cette mise en perspective des salaires. En réalité, il est bien en dessous d’un banquier gagnant plus d’un million d’euros par an (pour information, ils sont 177 en France ayant perçu en moyenne 1,56 millions d’euros en 2012, Les Echos, 29/11). Ces chiffres sont si gros qu’ils en deviennent abstraits pour un citoyen lambda – un avantage pour les « 1 % ». Comme le rappelle M. Jean-Paul Delevoye, 12 à 15 millions de Français comptent les fins de mois de 50 à 150 euros près. Mais évoquer ces sommes est faire montre d’un réel mauvais goût, à la limite… populiste.

Pour liquider Le Crédit Lyonnais, sauver Dexia, payer les errements de nos si chères banques, les milliards coulent à flots, et l’État doit être toujours prêt pour en déverser beaucoup d’autres pour toutes ces grandes assistées que sont nos banques systémiques… pardon, universelles. En attendant, on fait nos poches comme des parents indignes qui, la nuit, viendraient voler quelques pièces dans les tirelires de leurs enfants et, le jour, leur feraient la morale.

Le jeu de la classe dominante, si bien décrite par les Pinçon-Charlot (« stratagèmes (…) pour obtenir un acquiescement tacite à ces inégalités »), est souvent de nous jeter en pâture dans l’arène médiatique des catégories diverses : des « jeunes-des-banlieues » aux professeurs de CPGE. Nul n’y échappera. La futuriste idéologie néolibérale aurait-elle parfois d’archaïques remugles poujadistes ?

Ce système, en grande perdition, se perpétue aussi par ces discours de stigmatisation, d’abrutissement et de division. Jamais autant d’information n’a été disponible ̶ par le même canal qui permet une surveillance sophistiquée et totale. Quand les pixels d’informations innombrables, mais si confus vus de près, finiront par s’assembler (et des blogs comme celui-ci y contribuent), l’image entière du système apparaîtra et alors nous serons des millions à dire benoîtement : « le roi est nu » !

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