LE MONDE : « Amnistie financière », lundi 25 – mardi 26 novembre 2013

Amnistie financière

Dans un article daté du 12 novembre, intitulé : « Why Have No High Level Executives Been Prosecuted In Connection With The Financial Crisis ? », le juge américain Jed Rakoff pose la question de savoir pourquoi aucun banquier n’a été poursuivi à la suite de la crise des subprimes, huit cent d’entre eux l’ayant été, par exemple, dans le sillage de la crise des Savings and Loan, les caisses d’épargne américaines, au milieu des années 1990. Le juge Rakoff souligne qu’il y aura bientôt prescription pour les faits commis et rappelle que le rapport de la commission consacrée aux subprimes : la Financial Crisis Inquiry Commission, évoquait des faits de fraude pas moins de 157 fois.

Alors que s’est-il passé ? Pourquoi cette absence flagrante d’inculpations? Rakoff formule trois hypothèses.

La première est que les régulateurs ont l’attention mobilisée ailleurs. De nombreux agents furent déplacés des services financiers pour traiter des questions de terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Des restrictions budgétaires sont intervenues et les effectifs ayant été réduits, les agents encore en place préfèrent se consacrer aux questions faciles à résoudre ou déjà amplement documentées.

La seconde hypothèse est que d’éventuels inculpés se dédouaneraient en affirmant n’avoir rien fait d’autre que suivre les politiques préconisées par le gouvernement. Qui en effet a voulu déréguler la finance ? Qui a prôné la « Owners Society », le modèle de société où chacun est propriétaire de son logement, sinon le Cato Institute libertarien à la demande de George Bush ?

La troisième hypothèse du juge Rakoff est que l’attention des régulateurs s’est déplacée de la mise en cause d’individus vers celle de firmes : au lieu de punir, l’objectif est devenu prophylactique : modifier la culture de l’entreprise pour prévenir toute récidive. Un autre type de considérations est alors malencontreusement venu interférer avec un tel objectif : la crainte que la condamnation d’une firme ne mette en péril l’économie. C’est cela qu’évoquait l’Attorney General, le ministre de la justice américain, Eric Holder, quand il déclarait qu’« il nous est devenu difficile de poursuivre [des firmes] quand on nous fait comprendre que si nous les poursuivions – si elles étaient accusées de comportement criminel – cela aurait un impact négatif sur notre économie, voire même sur l’économie mondiale ». Si bien qu’au final, ni les firmes, ni les individus ne sont plus inquiétés.

Ce serait donc, si l’on comprend bien, au nom de l’intérêt général que les responsables de la crise des subprimes ne passeraient pas en jugement.

Or, en mettant l’accent sur la fraude, le juge Rakoff néglige d’autres facteurs ayant joué un rôle plus capital que celle-ci dans l’étiologie de la crise financière. Mentionnons-en trois : primo, la dérégulation (à laquelle Rakoff fait allusion dans sa deuxième hypothèse), secundo, la non-mise en application de règles votées ou leur sabotage ensuite et, tertio, le dédouanement des responsables de la crise, sous forme de non-lieux implicites ou d’amnisties de fait.

Le Glass-Steagall Act de 1933, qui séparait activités bancaires d’intermédiation et autres opérations, fut abrogé en 1999, son maintien aurait empêché que la crise des subprimes ne dégénère en tarissement du crédit en août 2007. Les deux architectes de cette abrogation furent Robert Rubin, Secrétaire au Trésor américain et Larry Summers, son successeur à ce poste. Le maintien du Glass-Steagall Act interdisait la fusion envisagée de la banque Citicorp et de l’assureur Travelers. Ayant enclenché le processus de réforme, Rubin démissionna de son poste ministériel en juillet 1999. En octobre, il rejoignait Citigroup, produit de la fusion de Citicorp et de Travelers. Le mois suivant, le Glass-Steagall Act était abrogé.

Wendy Gramm, à la tête de la CFTC (Commodity Futures Trading Commission) de 1988 à 1993, interdit la réglementation des produits dérivés dans le secteur de l’énergie. Elle entra ensuite au comité de direction de la firme Enron, le principal bénéficiaire d’une absence de réglementation dans ce secteur.

Brooksley Born dirigea elle la CFTC de 1996 à 1999. Quand elle proposa une réglementation des produits dérivés, elle fut littéralement harcelée par une coalition composée d’Alan Greenspan, alors à la tête de la Federal Reserve, de Summers et de Rubin. Écœurée, elle démissionna. Dans un cadre réglementé, les CDO (Collateralized Debt Obligations) synthétiques, par exemple, qui précipitèrent l’effondrement financier de l’automne 2008, auraient été prohibés.

Un lobbying intense de la Mortgage Bankers Association, l’association des établissements accordant des prêts hypothécaires, empêcha que la loi votée en Caroline du Nord en 1999, interdisant les prêts sans amortissement (Interest Only) et les prêts à amortissement négatif (Pay Option), soit adoptée par d’autres États, ce qui aurait signifié l’arrêt de mort du secteur subprime au sein de l’immobilier résidentiel aux États-Unis.

Autant d’exemples de dérégulations et de sabotage d’éventuelles réglementations ayant permis le déclenchement de la crise des subprimes.

Enfin, dernière illustration, française celle-ci et d’actualité, celle d’un dédouanement des responsables de la crise sous forme de non-lieux implicites ou d’amnisties de fait, tel qu’on le trouve dans l’article 60 du projet de Loi des Finances 2014. Sous prétexte de défense de l’intérêt général, sous la forme très particulière de l’État garant de la banque en faillite Dexia, un projet de loi vise à attribuer à titre rétroactif un caractère légal aux « crédits structurés » vendus aux collectivités locales par Dexia et d’autres banques. Rappelons que ces contrats constituaient de véritables escroqueries puisque, présentés comme de simples prêts, ils transformaient en réalité les collectivités locales emprunteuses en assureurs des banques prêteuses, les couvrant pour des risques de change ou de taux auxquels elles pouvaient être exposées par ailleurs.

Le 14 novembre, Karine Berger (PS) déclarait en Commission des Finances : « Tout de même, si l’on adopte cette mesure, c’est l’ensemble des crédits actuellement accordés aux entreprises en France – soit 500 milliards d’euros environ – qui ne pourront plus faire l’objet d’un recours ! ». Charles de Courson (UDI) ajoutait : « Je maintiens que cet article [60] revient à blanchir des banques ayant commis une faute, ce qui n’est pas acceptable ». On ne peut mieux dire.

L’exonération des responsables de la crise financière a pris au fil des ans des formes multiples, toutes également scandaleuses.

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