Billet invité.
PHILIA (aristotélicienne) – Amour de soi pour autrui fondé sur la réciprocité et attesté par des actes. Ce sentiment n’est pas traduisible directement par « amitié ».
Ce que nous nommons par commodité le « Traité de l’amitié » occupe les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque, dont il constitue le bloc le plus développé[1]. C’est le premier grand texte de la littérature occidentale qui aborde le sujet en profondeur, quoique sous un angle presque exclusivement anthropologique. L’idée que nous nous faisons de l’amitié et de son rôle social est encore tributaire, pour une part, de la réflexion aristotélicienne sur la philia. Nous traduirons parfois dans la suite philia par amitié, mais cette amitié sera peu à peu enrichie de ce qu’Aristote y met en plus et que nous avons tendance à perdre de vue dans notre pratique.
Un sentiment élitiste ?
La philia est d’emblée posée comme une vertu qui suppose une relation entre personnes vertueuses ou s’efforçant à la vertu[2]. Il s’agit d’une vertu en paroles et en actes. Cela explique sa présence dans une éthique, c’est-à-dire dans un texte normatif qui dit ce qu’est la vie bonne et ce qu’il faut faire pour qu’elle le soit. Le bonheur selon Aristote correspond à un maximum d’être. L’aliénation fait le malheur de l’être. La philia érigée en vertu semble réservée à une société de pairs, d’hommes libres nés au bon endroit au bon moment, dont l’origine et les aspirations sont les mêmes. Rabelais s’en souviendra dans sa description des bienheureux résidents de Thélème :
« [G]ens liberes, bien nés et bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct & aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire vice : lequel ils nommaient honneur. […] Par cette liberté entrèrent en louable émulation de faire tous ce que à un seul voyait plaire. Si quelqu’un ou quelqu’une disait : Beuvons, tous beuvaient. Si disait : Jouons, tous jouaient. Si disait : Allons à l’ébat es champs, tous y allaient. »[3]
Aristote est assez pragmatique pour ne pas se laisser hypnotiser par l’idéal de l’entre soi aristocratique. L’humanité est plus diverse sous les portiques. Dès lors qu’on écrit une éthique, on sous-entend que la parité amicale est moins un donné que le fruit d’un long apprentissage mutuel par l’exemple.
Le domaine de la philia
Pour l’animal social qu’est l’homme, la philia relève de la nécessité vitale. Les magnats, qui peuvent tout s’offrir et ne parviennent, en fait d’amis, qu’à s’entourer de faux frères, de clients et de pique-assiette, sont bien obligés d’admettre que la philia n’a pas de prix. Plus un magnat est riche, pour Aristote, plus il est exposé au risque, et plus il a besoin d’amis. Le Stagirite était loin d’imaginer à quel niveau seraient portées certaines fortunes humaines, plus de 2300 ans après sa mort, sinon il eût ajouté que passé un certain seuil, l’opulence de quelques-uns fait courir des risques incalculables à tout le monde et qu’il vaudrait mieux qu’on renonce tout à fait à se lier à de tels hommes pour sauver la possibilité même de l’amitié. Au bas de l’échelle, les indigents ont un besoin encore plus pressant de philia, car c’est le dernier bien qu’il leur reste, le seul fonds à partir duquel ils pourront se reconstruire. On peut se demander dans quelle mesure l’éducation précoce à l’empoignade concurrentielle qui caractérise nos sociétés prépare réellement les individus à la solitude superlative consécutive à un raté de parcours.
La philia aristotélicienne est un secours évolutif qui s’ajuste aux âges de la vie : elle aide les jeunes gens à se garantir contre l’erreur, incite les hommes mûrs à s’accomplir dans des actions nobles et fournit aux vieillards les soins qu’ils n’ont plus la force de se prodiguer.
La philia comprend l’amour des parents pour leurs enfants et des enfants pour leurs parents, la famille étant son premier théâtre d’opération. Son deuxième théâtre est la société des amis, sous certaines conditions – nous y reviendrons. Son troisième théâtre, théâtre élargi, est bien sûr la Cité. À la différence de Platon, qui voit dans la philia un « sentiment océanique », un moyen de se brancher sur les flux cosmiques, Aristote s’en tient au registre terrestre. La philia gagne en noblesse ce qu’elle perd en sublimité.
Philia et justice
Les législateurs, remarque Aristote, placent l’amitié au-dessus de la justice. Si tous les hommes étaient amis, ils n’auraient plus besoin de l’appareil judiciaire pour régler leurs différends. En revanche, s’ils se contentaient d’être justes les uns envers les autres, même en suivant une logique de justice géométrique, adaptative et non froidement arithmétique, il leur manquerait la chaleur généreuse de l’amitié. Aristote suggère de dépasser cet antagonisme d’une part en faisant de la philia une justice supérieure, à laquelle on aurait ôté son bandeau sur les yeux, symbole d’une impartialité aveugle à la compensation, d’autre part en déclarant ces deux instances de la justice complémentaires l’une de l’autre, comme si elles vivaient en bonne amitié. La justice calcule ce qui revient à chacun sans souffrir d’exceptions et sans tenir compte des relations personnelles. Tempérée par l’amitié, cette justice-là accepte de faire des exceptions en faveur de ceux dont le départ dans la vie a été particulièrement entravé. L’amitié, dans ses formes les plus lâches et les moins socialement productives, constitue des réseaux d’influence qui peuvent miner l’administration de la Cité. Encadrée par la justice, cette amitié-là apprend à ne pas confondre association vertueuse et association pernicieuse (brigue, cooptation, copinage, népotisme, etc.). La politique de l’amitié n’a pas grand-chose à voir avec l’amitié politique.
Qualité de la philia
L’amitié aristotélicienne n’est pas ce sentiment léger, opportuniste, ce presque rien dont on fait si bon marché sur les réseaux qualifiés improprement de « sociaux ». C’est une obligation de tous les instants. La philia met en rapport deux personnes physiques qui se reconnaissent et se manifestent l’un à l’autre cette reconnaissance. L’attachement à un objet ne relève pas de laphilia puisque ça ne dit pas qu’il vous aime et que de toute façon ça ne vous aime pas. Pour faire un bond dans le temps jusqu’à notre époque, on se posera la question de savoir quels effets, dans un échange communicationnel, l’interposition d’un ou de plusieurs objets peut avoir sur la densité de l’amitié proclamée. À mesure qu’on avance dans la lecture du « Traité de l’amitié », on voit le domaine de la philia, de la philia vraie, pleine et entière, se rétrécir et l’exigence qu’elle porte s’intensifier. Une amitié ne saurait s’appuyer seulement sur l’utile ou l’agréable. Si elle s’arrêtait à l’un ou à l’autre, elle se dégraderait très vite. Une amitié véritable repose plus sûrement sur une culture désintéressée et partagée de la vertu. Contrairement à l’échange marchand, elle n’a pas en vue l’accumulation mais l’élévation. Ne croyez pas les affiches qui vous disent que votre banquier est votre ami. Au sens d’Aristote, il ne l’est pas, puisqu’il a quelque chose à vous vendre. La philia est un échange très particulier : si l’ami paie de sa personne, ce n’est pas pour être payé en retour, en vil quêteur de louanges, mais parce qu’il connaît assez ceux qu’il aime pour deviner ce qui leur serait bon et le leur livrer sans se faire prier ni compter ses effets.
Ceci posé, il semble que la réalité communément observable y apporte un démenti : les intérêts égoïstes mènent le monde, y compris sous l’habit de sainteté dont on les affuble. « J’ai plus confiance dans un brave chien qui remue la queue, disait Schopenhauer, que dans toutes ces démonstrations et ces façons [d’amitié]. » À cet égoïsme vulgaire, dont il lui était difficile de ne pas constater lui-même l’omniprésence, Aristote va opposer un égoïsme positif[4], un intérêt pour soi comme ferment d’une philia désintéressée. L’égoïste aristotélicien, le philautos, est un homme qui se suffit à lui-même parce qu’il se possède lui-même, qu’il s’harmonise avec lui-même, qu’il se maîtrise lui-même. Une amitié forte se noue entre individus qui n’attendent rien l’un de l’autre puisqu’en pleine possession d’eux-mêmes, ils ont tout. C’est comme cela qu’il faut comprendre cette formule trois fois répétée dans l’Éthique à Nicomaque : « L’ami est un autre moi-même. » L’ami s’aime lui-même comme un autre et aime l’autre comme il s’aime lui-même. L’avarice est un égoïsme négatif. Pourquoi ? Parce que l’avare est possédé par l’or qu’il possède. Il est douteux qu’il s’aime lui-même. L’être d’Harpagon se loge dans sa cassette. Sa cassette, c’est lui. Le philautos dit : « c’est moi » ; l’égoïste vulgaire dit : « c’est à moi ». Une amitié vertueuse commence à donner de la gîte lorsqu’un des deux amis, pris de faiblesse, ne s’appartient plus et vient demander à l’autre de combler un manque que lui seul peut combler en se ressaisissant. L’amitié, pour Aristote, ne se fortifie que par l’exemple renouvelé de la maîtrise de soi.
C’est à ce degré précis d’exigence que nous mesurons la distance qui nous sépare de l’éthique aristotélicienne. La philia aristotélicienne, comme contention intellectuelle et maximisation de l’être dans ses réalisations, met en avant la maîtrise de soi. À l’inverse, notre conception moderne de l’amitié voit les signes de sa vérité dans l’exhibition des affects, des passions[5]. Regardez comme je donne libre cours à ma colère, à mon désespoir, à mes désirs. C’est tout moi. Jugez-moi par là. Je me livre vraiment en me débondant et je parle vrai en éructant. Aristote, plus rigoureux, conviendrait que quelqu’un se livre, que quelqu’un parle, mais il verrait dans ce bruit parasite l’indice d’une déconcentration pathologique de la personne. Allez donc faire société avec des êtres qui s’écroulent en avalanche. Aristote dirait : allez donc faire une phalange, une fraternité d’armes, avec des forcenés[6].
Si l’on redéfinit la philia, avec les mots de Paul Ricoeur, comme « la recherche de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes », il faut voir que les conditions de sa mise en route sont loin d’être réunies hors de nous, mais aussi en nous.
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[1] Pour un décryptage savant du texte, se reporter à l’article de Haud Gueguen « Le possible et l’amitié chez Aristote », publié dans le Journal du MAUSS.
[2] Voir le livre II de l’Éthique pour une définition de la vertu.
[3] François Rabelais, Gargantua, LV.
[4] On n’est pas très loin du distinguo rousseauiste entre « amour propre » et « amour de soi ».
[5] Richard Sennett, dans Les tyrannies de l’intimité (1979), situe les prémices de ce grand déballage des affects au XVIIIe siècle. La ruade du Sturm und Drang en Allemagne, la vogue du drame larmoyant en France et, plus tard, les déchaînements concomitants de la violence verbale et de la violence physique à la Révolution ont retourné le terrain où germerait l’ego romantique.
[6] Ne pas se fier à l’orthographe : un forcené est un homme hors du sens, un fou furieux. L’ancien français écrivait justement forsené. La force s’est invitée dans le mot et en a affaibli la négativité. Rousseau pouvait ainsi se dire « forcené des échecs », au sens de « passionné pour ».
@ Hervey Et nous, que venons-nous cultiver ici, à l’ombre de notre hôte qui entre dans le vieil âge ?