PETIT DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MARAT ET KEYNES SUR LA PERTE DE SON « AA+ » PAR LA FRANCE

Marat : Alors Citoyen Keynes, l’agence de notation Standard & Poor’s a fait perdre à la France son précieux « AA+ », qu’en pensez-vous ?

(À part) : Moins précieux qu’un « AAA », mais précieux quand même !

Keynes : Mon cher M. Marat, Paul Krugman, qui se réclame à juste titre de moi – enfin, « quasiment » à juste titre – affirme qu’on ne peut pas savoir dans ce bas-monde ce qui va vraiment se passer, les « esprits animaux » motivant les hommes de manière impénétrable, et que nul ne sait en réalité ce qu’il adviendra de la France. Je lui donne sur ceci, entièrement raison !

Marat : Citoyen, vous qui n’avez jamais hésité à jouer en Bourse, oh ! je sais bien ! essentiellement pour venir en aide aux impécunieux ayant la tête ailleurs : moinillons de Cambridge, écrivaillons et mélangeurs de pigments de Bloomsbury, et autres saltimbanques, si je vous disais : « Il existe deux compagnies, dont la première vend des blaireaux et la seconde, des brosses à dents, dans laquelle vaut-il mieux que je place mes économies ? », me répondriez-vous que les hommes étant volages et frivoles, on ne peut jamais savoir de quoi l’avenir sera fait ?

Keynes : My dear Jean-Paul, en prenant un exemple extrême, vous cherchez à mettre les rieurs de votre côté !

Marat : Rappelez-vous : lorsque j’avais quinze ans, François Quesnay (1694-1774) a publié un fort beau Tableau économique de la France. Il y mettait en scène essentiellement deux acteurs : les classes « oisives » et les classes « laborieuses ». Ne diriez-vous pas, Citoyen Keynes, que la difficulté avec les notations qu’accordent ces fameuses agences est qu’elles adoptent un seul point de vue : celui des « classes oisives » ?

Keynes : Oh ! Il y a certainement de cela aussi. D’ailleurs, mon disciple Krugman le reconnaît, il fait remarquer que : « Standard & Poor’s […] se plaint en réalité de ce que Hollande augmente, plutôt que baisse, les impôts sur les plus hauts revenus, et que de manière générale, il n’est pas suffisamment favorable au libre-marché pour satisfaire la clique de Davos ».

Non, le problème essentiel, si l’on envisage les choses en termes de jugement biaisé, est que les agences de notation sont des firmes privées corrompues par le conflit d’intérêt, parce qu’elles sont rétribuées par les sociétés emprunteuses dont elles devraient noter en toute objectivité le risque financier qu’elles font courir à leurs bailleurs de fonds et par l’aléa moral, parce qu’elles se livrent entre elles à une concurrence acharnée qui les conduit à prétendre faire des évaluations rigoureuses de risques qui, fondamentalement, ne peuvent pas être évalués, justement en raison des « esprits animaux ».

La réponse au conflit d’intérêt et à l’aléa moral consiste à confier la tâche de la notation du risque de crédit à un organisme public, indépendant, à l’abri des influences politiques : un Bureau international de notation.

Marat : Mon bon Keynes, tout cela me semble fort bien et fort beau, mais « public, indépendant, à l’abri des influences politiques »… entendez-vous dire « au même titre qu’une banque centrale », comme la Banque centrale européenne, par exemple ? Ou comme la Commission européenne ? Comme le Fonds monétaire international ? Qui, les trois ensemble, mettent aujourd’hui la Grèce à genoux !

Keynes : Vous soulignez là un aspect important : il faudrait en effet protéger un Bureau international de notation contre une influence excessive des compagnies transnationales qui ont aujourd’hui fait prévaloir leur point de vue dans chacun des organismes que vous venez de nommer.

Marat : Citoyen John Maynard – vous permettez que je vous appelle ainsi ? – le rapport entre les classes oisives et les classes laborieuses est un rapport de force dont l’argent détermine lesquelles des deux triomphent, tous vos bons sentiments n’y feront jamais rien !

Keynes : C’est un aspect des choses auquel j’ai fait allusion dans chacun de mes livres !

Marat : « Fait allusion » ! n’aurait-il pas mieux valu le crier plus haut et surtout beaucoup plus fort ?

Keynes : Je comptais en parler bien plus explicitement dans un livre qui aurait dû paraître en 1950.

Marat : « Dû paraître en 1950 » ! Keynes, vous êtes mort en 1946 ! Allons, réveillez-vous, il est grand temps !

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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