Dette, 5000 ans d’histoire, de David Graeber, par Vincent Présumey

Billet invité.

Dette, 5000 ans d’histoire, de David Graeber, paraît en français aux éditions Les liens qui libèrent, deux ans après sa parution aux États-Unis où le livre a connu un succès significatif, accompagnant le mouvement Occupy Wall Street. L’auteur est un universitaire londonien qui s’inscrit dans le courant de pensée anarchiste entendu au sens large. Une bonne partie de ce succès d’édition, sans aucun doute un signe des temps et certainement un bon signe, s’explique par la préconisation faite en conclusion : ne plus payer la « dette publique ». Il s’explique aussi par le fait que c’est un livre agréable à lire et fourmillant d’informations et d’anecdotes toujours signifiantes et bien placées. Malgré ses près de 500 pages on peut donc l’avaler assez vite, après quoi, passé le goût sucré et stimulant de ce plat, on se demande qu’est-ce que l’auteur a voulu formuler exactement, comme explications théoriques, historiques et sociales des problèmes majeurs auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Et l’on réalise qu’une certaine légèreté, pour ne pas dire une certaine inconsistance, est ici présente. Les mêmes caractères qui concourent au charme de l’ouvrage : le recours illimité à l’analogie comme méthode dans l’analyse et la description des sociétés humaines en tous lieux et toutes époques, fondé sur une tendance manifeste à considérer que tout se répète toujours et qu’il n’y a pas beaucoup de nouveautés sous le soleil, apparaissent alors comme ses points faibles.

L’auteur, après un chapitre d’entrée en matière, s’attache pourtant à nous présenter les grilles d’analyse qui ne sont pas les siennes et qu’il récuse. Au chapitre II il dénonce à juste titre le calamiteux « mythe du troc » qui est toujours enseigné dans les facultés d’économie et invoqué dans les écoles de commerce, qu’a formulé, excellemment, Adam Smith en 1776 dans sa Wealth of Nations : déjà les hommes préhistoriques pratiquaient le troc individuel, flèches contre poisson par exemple, et il a fallu inventer la monnaie pour que les échanges puissent prendre de l’ampleur, l’État arrivant en bout de course pour garantir que la monnaie n’est pas fausse et que tout un chacun respecte les contrats. David Graeber se gausse de ces représentations mythiques dépourvues de tout fondement historique, plus exactement complétement démolies par tout ce que l’on sait tant par l’histoire que par l’ethnographie. Il faudrait tout de même préciser ici qu’il n’invente rien : bien des auteurs, et en particulier, de manière centrale et centrée sur ce sujet, Karl Polanyi ont démonté ce mythe et établi que des échanges non marchands ont dominé les sociétés anciennes. Cette non référence à l’occasion d’une convergence apparente (alors que Polanyi figure dans la bibliographie) peut surprendre, mais quand, poursuivant le parcours des nombreux exemples et anecdotes narrés par D. Graeber, il apparaît que pour lui des marchés au sens moderne, avec marchandises et monnaie circulant de manière autonome dans de grandes sphères géographiques, existaient en Grèce ancienne, ou que les temples assyriens pratiquaient le grand commerce et son financement, on comprend mieux : le troc est un mythe, certes, mais seulement le troc ; des formes d’échanges ne présentant pas de différences spécifiques, qualitatives, par rapport aux relations de crédit les plus modernes, semblent avoir existé dés la haute Antiquité. Autres mythes que, précisément, Polanyi a largement déconstruits (voir dans le recueil Essais de Karl Polanyi, Seuil 2002, plusieurs articles sur ces questions). Il semblerait donc que D. Graeber s’amuse d’autant plus du mythe du troc qu’il partage par ailleurs, sous la forme d’évidences indiscutées, les autres mythes des économistes libéraux sur l’existence éternelle de rapports de crédit et de relations contractuelles reposant, ouvertement ou de manière cachée, sur l’inégalité et la domination.

De la même manière, au chapitre III, il critique la théorie de la « dette primordiale » selon laquelle la monnaie n’est qu’une unité de mesure fixée par le pouvoir (et non un artefact utilitaire comme dans le mythe du troc), régulant des rapports de domination dans lesquels les membres du corps social sont immergés par essence. Récusant les formes extrêmes de cette théorie que sont selon lui les versions dans lesquelles le sentiment d’être en dette envers les dieux serait premier, il en retient toutefois une bonne part, qu’il attribue aux représentants de la très conservatrice école historique allemande du XIX° siècle, les chartalistes, Adam Müller (Essai sur une nouvelle théorie de la monnaie, 1816), et Georg Friedrich Knapp (Théorie étatique de la monnaie, 1905), selon lesquels la monnaie est une construction sociale imposée et garantie par le pouvoir étatique.

En fait, dans sa critique des conceptions libérales et classiques en économie, D. Graeber concentre tout son feu sur le mythe du troc en ce que celui-ci pose l’existence de sujets humains abstraits, libres et égaux, avant toute communauté, tandis que dans sa critique des conceptions relevant peu ou prou d’une théorie de l’antécédence de la dette, il élimine ce qui ferait de la notion de dette quelque chose d’inné, ou de plus ancien, ou de pré-étatique, pour le ramener à des rapports de domination sociale. Mais ni dans un cas ni dans l’autre il ne se situe lui-même sur le terrain d’une analyse qui remonterait aux racines tant de la monnaie et de la valeur que de la dette et du crédit en tant que rapport sociaux, et en expliquerait à la fois la fonctionnalité effective et la manière dont nécessairement les gens se les représentent. La société lui apparaît comme fondée sur la domination, de manière tout aussi évidente et primaire, indémontrée car n’ayant pas à être démontrée (on ne trouvera donc pas de démonstration de ceci dans ce livre, évidemment ! ), exactement comme Adam Smith la présentait comme fondée sur des interactions d’individus indépendants, sans éprouver lui non plus le besoin de le démontrer. Autrement dit, dans sa méthode de présentation et d’exposition transparaît en ce qui concerne l’analyse une méthode, ou une non-méthode, qui rapproche beaucoup notre auteur subversif à succès, à succès parce que subversif, de l’acceptation de l’apparence des rapports sociaux comme des évidences (sauf que pour lui ces rapports sont désagréables), de l’absence de critique radicale, de la non critique, qui prévalent dans les formes officielles de l’économie et de l’étude des sociétés.

Il est en effet des plus difficile, et en fait impossible, de dégager une conception théorique structurée des chapitres qui suivent et qui sont censés poser les conceptions propres de l’auteur, quand bien même ceux-ci nous présentent un fourmillement passionnant et agréable comme un bon film, qu’évoquent bien leurs titres : Cruauté et rédemption, Bref traité sur les fondements moraux des relations économiques, Jeux avec le sexe et la mort, Honneur et avilissement. Dans ce foisonnement surviennent la violence dans les rapports entre les sexes (les hommes dominant les femmes), dans les rapports sociaux internes, et dans les rapports avec les étrangers, au point que le rapport archétypal semble bien être pour D. Graeber les traces (au demeurant, ténues et non complétement attestées comme faits historiques …) d’étalonnage monétaire des valeurs dans une Irlande ancienne plus ou moins mythique par le moyen de femmes esclaves. Finalement, c’est en somme la Briséis de l’Iliade, objet précieux conquis de haute lutte par le guerrier Achille (et chérie par lui), le support « initial » des rapports monétaires entendus comme étant d’emblée des rapports de dette, dans lesquels un obligé doit trimer pour rendre son dû à son donateur, son créancier. Ce serait donc la violence la fondatrice de l’histoire, puisqu’ici l’histoire commence à Sumer et est en même temps l’histoire de la dette : s’il est question d’observations ethnographiques au Congo, au Nigeria et à Madagascar, il faut en effet dire que d’histoire antérieure à Sumer, ce qu’autrefois on appelait préhistoire et protohistoire, il n’est absolument pas question dans ce livre.

Cette focalisation sur la violence à l’origine des rapports sociaux de domination et de la dette comme forme économique de la domination, qui ressort de ces pages sans être présentée sous forme systématique, fait en effet table rase des éléments de continuité entre communautés « préhistoriques » non étatiques, et sociétés censées dominées par des classes, des États et des créanciers-donateurs. Si le mythe du communisme primitif est par la même occasion évacué, ce dont on ne se plaindra pas, sont évacuées aussi les recherches sur les rapports sociaux non seulement antérieurs, mais sous-jacents à « l’économie ». Or D. Graeber, au chapitre 5, affirme l’existence du communisme dans les relations sociales fondamentales, quand la maman donne à manger à son enfant, quand des gens s’entraident spontanément, dans des rapports de mutualité : un communisme qui n’est fondé ni sur l’échange ni sur la réciprocité, bien qu’il suppose des attentes et des responsabilités mutuelles. D. Graeber en fait un « principe moral », qui est en fait au fondement de toute société qui, quelle que soit la manière dont elle le piétine et le contredit dans ses étages supérieurs et visibles, ne peut que reposer sur lui. A vouloir ainsi évacuer de ce « communisme » spontané et généralisé tout rapport d’échange et de réciprocité, notre auteur évacue en fait sans le dire, mais il serait tout de même étonnant qu’il ne le fasse pas délibérément, l’apport de Marcel Mauss dont l’Essai sur le don a justement présenté comme ayant une certaine universalité sociale humaine les relations de réciprocité ne comportant pas nécessairement de domination, tout en présentant aussi des formes de transition vers la domination et le crédit (le potlatch par exemple peut être interprété comme une telle « déviation », bien que Mauss l’avait quant à lui appréhendé comme antérieur à la kula, système non marchand de réciprocité à grande échelle).

Certes, je vais un peu vite : D. Graeber donne plusieurs descriptions intéressantes, en particulier chez les Lélé du Congo et chez les Tiv du Nigeria, de la déviation des relations sociales internes non forcément frappées du sceau de la violence et de la domination, par l’intrusion d’une violence, en clair de la chasse à l’homme, et, fortement, à la femme, qui modifie les rapports sociaux internes ; mais cette intrusion est toujours en dernière instance chez lui celle d’une sorte de deus ex machina externe et maléfique, dont la genèse endogène à l’échelle de l’histoire n’est pas abordée, dans la mesure où cette question n’est, à proprement parler, pas posée.

A partir de là, le restant du livre (chapitres 8 à 12) nous présente une conception globale de l’histoire comme fonction des formes de la monnaie.

Quand la monnaie se présente comme mesure des valeurs par le pouvoir (sans circulation d’espèces sonnantes et trébuchantes, phénomène qui n’a rien de naturel), dans les empires antiques, Mésopotamie, Égypte, Inde et Chine, la dette règne mais dans une relative régulation, car l’État veille en dernier ressort à l’équilibre global, dans l’intérêt des dominants sans doute, mais un intérêt bien compris qui s’efforce de saisir le long terme ; c’est pourquoi l’État, par exemple Hammourapi de Babylone, remet périodiquement les dettes. Des valeurs spirituelles justifiant travail dominé et endettement prévalent (première époque, chapitre 8).

Pour David Graeber, les moments des philosophies matérialistes sont beaucoup plus violents et destructeurs, au fond plus négatifs : c’est alors que, lors de l’ « âge axial » (formule reprise ici de Karl Jaspers, d’une manière très flexible), apparaissent les pièces de monnaies propagées par les armées en campagne, les États constituant des marchés en prélevant des impôts en espèces pour payer les soldats, le tout dans une explosion de violence dont l’esclavage de masse dans l’Antiquité classique est une manifestation exemplaire (deuxième époque, chapitre 9).

Tout cela se termine dans une liquidation des États impériaux antiques (sauf en Chine, mais de peu) où les pièces se cachent à nouveau pour les échanges quotidiens, les religions universalistes (les grands monothéismes plus le bouddhisme et l’hindouisme rénové, ainsi que la morale confucéenne jouant un rôle similaire dans son secteur) assumant le rôle de régulateur spirituel dans des sociétés certes toujours régies par la dette, mais moins violemment : le « Moyen Age » (chapitre 10), appliqué de manière extensive à toute cette période, est pensé par D. Graeber comme foncièrement moins violent et plus « humain » que l’âge axial et le temps des Lumières, rationalisme et cynisme de la violence guerrière et prédatrice étant décidément associés (c’est bien dans un sens très large que D. Graber se rattache à l’anarchisme : Bakounine n’aurait pas apprécié ce rôle modérateur de Dieu ! ).

La grande libération des espèces métalliques, la nouvelle explosion planétaire de violence, commence aux XV° et XVI° siècle avec les grandes découvertes et le rôle moteur des conquistadores, ces grands endettés angoissés, dans une dynamique mondiale dont la fin du papier-monnaie fiduciaire et le monnayage monétaire massif en Chine pourrait bien avoir été l’impulsion première (chapitre 11). Le capitalisme européen, puis occidental, et finalement mondial, naît de ce second âge axial de violence généralisée, avec une grande variété d’instruments monétaires, qui sont autant d’instruments de dette, le tout aboutissant au règne de l’étalon or à la fin du XIX° siècle.

Sans s’appesantir sur le XX° siècle, l’auteur suppose qu’avec la fin de la convertibilité des principales monnaies en or, clôturée par l’inconvertibilité du dollar en 1971, s’amorce une ère nouvelle (chapitre 12), encore indéterminée, dans laquelle l’explosion parallèle et combinée des dettes et des dépenses militaires à la fin du XX° siècle et au début du XXI° pourrait être le chant du cygne meurtrier de l’héritage de l’époque précédente, conduisant, à partir de la crise de 2008, à un affrontement entre humanité débiteuse et dominateurs créanciers, qui doit logiquement, à supposer que l’histoire ait un sens, conduire à apurer les dettes du passé récent en les liquidant.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce résumé universel à la fois très intelligent dans les détails et manié à coups de serpe, pour ne pas dire à la pioche, dans ses grandes articulations. L’un des domaines où les libertés prises avec les faits, et pour tout dire le culot sans borne dans le maniement de l’affirmation péremptoire, atteint des sommets, est celui du rôle généralement positif attribué aux religions monothéistes en matière de gestion et de régulation sociale des dettes et des rapports d’échange.

Concernant le judaïsme, il semble bien que D. Graber prenne au pied de la lettre, comme vérité historique acquise, le thème de l’année sabbatique, où l’on remet les dettes et où on libère les esclaves. Si la monarchie tribale et théocratique d’Israël, ou celle de Juda, ou leurs héritières dans les ensemble perses, hellénistique puis romain, avaient effectivement abrogé toutes les dettes et libéré tous les esclaves de manière fréquente et coutumière, on devrait pourtant avoir d’autres preuves que les passages de la Torah et de l’Ancien Testament qui mettent de tels usages dans la bouche de Dieu.

Concernant le christianisme, notre auteur tient pour acquis que la victoire de cette religion dans l’empire romain a fait radicalement reculer l’esclavage, ignorant la plupart des travaux historiques récents ainsi que les très nombreuses sources qui nous disent parfois le contraire – que l’esclavage faisant des êtres humains des marchandises s’accroît considérablement quand triomphe le christianisme et dans les siècles du haut moyen âge, ne prenant véritablement fin en Occident qu’entre le IX° et le X° siècle, et que ce sont d’ailleurs les marchands chrétiens et juifs qui ont donné à tout un groupe de peuples une dénomination indiquant quel était l’usage qu’ils en faisaient : les Slaves.

Concernant l’islam, D. Graeber a priori aurait dû se heurter à un problème par rapport à son découpage de l’histoire universelle : à l’instar des conquêtes d’Açoka ou d’Alexandre le Grand à l’époque « axiale », ou de celles des conquistadores au XVI° siècle, les conquêtes arabo-musulmanes sont un magnifique exemple d’articulation entre armée, mise en place du prélèvement des impôts et tributs, institution étatique d’un marché, et d’une ample circulation monétaire de pièces. Qu’à cela ne tienne, la mise en place de la circulation double des dinars d’or prenant dans l’espace omayyade la place du nomisma byzantin, et du dirhem d’argent prenant celle des pièces perses sassanides, par les califes au début du VIII° siècle (II° siècle de l’Hégire) est simplement tue, et l’expansion musulmane du commerce et des routes du commerce est postulée comme essentiellement pacifique et déconnectée du pouvoir étatique. D. Graeber représente l’espace commercial arabo-musulman pratiquement comme un pur marché sans relations de domination et sans dette ! Finalement, lui aussi avait son utopie à la Adam Smith à caser : il semble l’avoir casée là, acceptant pour argent comptant la fable bigote selon laquelle la finance islamique ignore le prêt à intérêt et passant sous la trappe l’endettement imposé aux peuples, aux communautés paysannes, dans toute la zone arabo-musulmane médiévale !

Les penseurs historiques et géographiques de l’anarchie que furent Bakounine, Kropotkine et Élisée Reclus peuvent en l’occurrence se retourner dans leur tombe, mais ce sont surtout les faits qui sont ici allègrement passés sous silence ou au tamis de l’interprétation contraignante. Il y aurait au contraire beaucoup à dire sur les relations entre monothéisme et capitalisme, dans la lignée de Max Weber et de Karl Marx et en intégrant, pour le monde contemporain, l’excellent rapport que l’islam sunnite sous ses formes les plus orthodoxes (sans libéralisme ni complications soufies et ésotériques), dont l’islamisme politique, entretient avec le capitalisme. C’est ici l’occasion de remarquer que la seule fois où dans ce livre D. Graeber se risque à faire des suppositions sur ce que pourrait être une idéologie de lutte contre le capitalisme contemporain dans le cadre de la nouvelle ère encore indéterminée qui aurait commencé en 1971-2008, c’est pour parler de « mouvement ouvrier » et de « féminisme » d’inspiration islamique (p. 469). Et c’est aussi là une des rares fois où il parle aussi de perspectives pour le mouvement ouvrier et le féminisme ! Pour surprenant qu’elle soit, cette constatation est cohérente avec la conception globale de l’histoire de l’auteur, ainsi qu’à la faveur qu’il confère aux idéologies spiritualistes et aux grandes religions, par rapport aux conceptions scientifiques et matérialistes, du point de vue de leur rôle social.

Ceci dit, le principal problème de cette conception est que, même si l’auteur précise ça et là que l’histoire ne se répète pas, elle fait table rase des discontinuités et des spécificités distinguant tel rapport social de tel autre, tel mode de production, tel idéaltype … Et en particulier, le capitalisme perd toute spécificité. C’est ainsi que, par exemple, l’auteur peut estimer que les fondations bouddhistes en Chine à l’époque Tang étaient véritablement capitalistes, puisque conduisant en théorie à une accumulation illimitée : ce serait vrai si la production capitaliste ignorait rien moins que la valeur, que la production de plus-value et que l’accroissement de la productivité, donc le caractère contradictoire et exponentiel de cette accumulation.
Ici, les traits propres à la finance, au capital productif d’intérêt, sont transposés à toutes les époques de l’histoire et simultanément, les rapports sociaux propres au règne du capital sont ignorés : généralisation du salariat, de l’achat et vente de la force de travail qui suppose des travailleurs libres mais dépourvus de tous moyens de production, marché foncier et rente foncière qui réalisent cette expropriation et libération générales de la population, et marchandisation généralisée, tels sont les rapports mis à jour par Marx. Mais, selon D. Graeber, Marx aurait étudié le capitalisme comme une abstraction, en supposant la seule production industrielle salariale et en posant donc comme absents les rapports fondamentaux de l’endettement, de la contrainte étatique et de l’esclavage : cette affirmation surprenante ou consternante pour tout lecteur du Capital permet à l’auteur de lui tirer un coup de chapeau tout en rangeant son œuvre dans le champ de ce qui est, au fond, inessentiel. Polanyi n’a même pas droit à un tel coup de chapeau, et c’est peut-être tant mieux pour lui dans ces conditions ; l’institution d’un marché foncier, faisant pour la première fois de la terre une marchandise, d’un marché du travail (et non d’un marché des esclaves), constituant le travail humain en marchandise, et d’un marché monétaire, faisant de l’argent lui-même une marchandise spécifique, cette triple transformation appuyée sur l’idéologie des économistes anglais classiques et opérant le désencastrement de l’économie par rapport à la société, instituant en fait l’économie, décrit dans La grande transformation, est elle aussi passée sous silence et implicitement considérée soit comme inexistante, soit comme secondaire.

Il ne s’agit pas seulement ici de reprocher à David Graeber une sorte de désinvolture envers des apports qu’il connait et utilise à sa façon, ceux de Marx, de Polanyi, de Mauss, et j’ajouterai J.G.A. Pocock à propos du crédit et de l’inquiétude des intellectuels anglais envers la dette publique au XVIII° siècle (il est, lui, absent de la bibliographie). Après tout, chacun a le droit de traiter les grands apports de la pensée comme des icônes, comme des chiens crevés, ou comme de grands apports de la pensée. Mais nous avons affaire ici à un ouvrage présenté et se présentant comme subversif, et il l’est en un certain sens puisqu’il propose de ne pas payer la « dette publique ». C’est là une position politique que je partage, mais manifestement pas pour les mêmes raisons. Dans la perspective très large de D. Graeber, nous sommes en train de changer de temps historique et de paradigme, et il serait bon que de nouvelles idéologies spiritualistes imposent un peu plus de bonté dans cette vallée de larme, en apurant les dettes régulièrement. De mon point de vue, je dirai que la question de l’émancipation humaine et celle de la défense des rapports humains, sociaux et naturels fondamentaux contre l’accumulation sans limite du capital ne faisant aujourd’hui qu’une, et la dette publique étant devenue, ou redevenue, un mécanisme d’accumulation prédatrice du capital, sa dénonciation devrait devenir, ou il faudrait combattre politiquement pour qu’elle devienne, un des tout premiers éléments d’un programme démocratique d’urgence, aux échelles nationale, européenne et mondiale. D. Graeber serait peut-être d’accord, mais il n’empêche que sa démarche globale est tout à fait différente. Faisant fi de toute spécificité sociale et historique des rapports sociaux capitalistes, il fait du même coup fi du rôle contradictoire des conquêtes et constructions démocratiques dans les ruptures qualitatives des époques historique. Le salarié n’est pas un esclave, ni un serf, ni un péon, un hilote endetté comme Graeber en voit partout à toutes les époques de Sumer à aujourd’hui : il est posé comme libre, personne de la société civile, citoyen de l’ordre politique, pourvu de droits, et en même temps sa condition réelle est la négation systématique de tout ce qu’il est censé être, elle est un esclavage salarial, et quand elle devient un non-esclavage, dans le chômage, c’est pire. La forme spécifique du combat contre cette condition ne peut pas en revenir aux communautés patriarcales ou aux religions universalistes, dans le cadre et le règne desquelles un David Graeber, sympathique intellectuel brisant des idoles sans s’apercevoir de celles qu’il oublie, ne serait pas concevable. Mouvement ouvrier, féminisme et émancipation ne peuvent s’autoconstruire que sur la base et au delà du capital, en réalisant dans l’effectivité concrète le droit et la démocratie.

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