Billet invité
RENTE – Voyons ce que nous en dit l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « Revenu, soit en argent, grain, volaille ou autre chose, qui est dû à quelqu’un par une autre personne. » C’est un peu court, plutôt vague, vrai du point de vue du droit ancien, mais faux de notre point de vue. Une rente n’est pas n’importe quelle dette ; elle n’est en tout cas pas un « revenu » au sens strict pour celui qui la touche. Un salaire est un revenu. C’est ce qui nous revient en échange d’un service ou d’un travail contractuel et tarifé (tant de l’heure) que nous avons accompli. La rente n’est pas le salaire du rentier, puisqu’elle ne rémunère pas son labeur. On veut voir la rente partout, soit pour la banaliser et l’excuser, soit pour s’en désoler stérilement et l’ajouter à d’autres motifs de paranoïa, mais elle n’est présente en force qu’en de certains secteurs du corps social. On se gardera bien de qualifier de rente les droits d’auteurs. Sauf imposture négrière, les droits perçus par un auteur en acompte et sur les ventes de son ou de ses livre(s) ne sont pas une rente. Ils le soutiennent dans son effort d’écrire et viennent généralement en appoint d’autres sources de revenu. Aux quelques privilégiés qui pourraient en vivre et qui ont l’écriture dans le sang, ils permettent surtout de ralentir un rythme de production préjudiciable à la qualité des oeuvres publiées.
Il faut aller dans le Nouveau Larousse illustré (1898) pour gagner en précision : « Le contrat de rente consiste à donner un bien ou un capital pour obtenir des prestations périodiques en argent ou en nature, soit à perpétuité, soit pour un temps donné. » Larousse et Augé ne parlent pas de « revenu » mais de « prestation ». C’est déjà mieux. Toutefois, si nous nous arrêtons à cette définition, la part de notre salaire prélevée pour nos vieux jours par notre caisse de retraite par répartition semble financer une rente. Dénonçons tout de suite cette similitude. Souscrire une assurance-vie, c’est souscrire une rente. On apporte un capital, bien ou mal acquis, et on charge l’assureur de le faire « travailler », de le faire croître, par des placements plus ou moins « dynamiques » (c’est-à-dire plus ou moins risqués), pour nous le faire retourner plus tard ou en faire bénéficier la ou les personne(s) de notre choix. L’actionnaire d’une entreprise qui court après les hauts dividendes ne vaut pas mieux que l’assuré qui court après les hauts rendements. Ces deux-là suivent leur apport à la trace. À l’antipode, dans le système bismarckien par répartition, cotiser pour la retraite, c’est verser des sommes qui ne travaillent pas et dont le total ne correspondra jamais à ce qui nous sera donné effectivement. Ce qui travaille, dans ce cas, ce n’est pas l’argent mais la solidarité, la compensation, lesquelles, pour être imparfaites, n’en sont pas moins désirables. Le cotisant accepte l’idée de toucher moins que son salaire comme retraité pour que d’autres, plus pauvres que lui, aient accès à un minimum décent. Le rentier, seul ou en tontine, la joue perso. La haine de l’impôt, dans une république démocratique, est une haine de rentier. S’il paie ses impôts, le rentier attend de l’État qu’il en fasse ceci ou cela, pour lui et ses proches, qu’il fasse fructifier l’argent collecté pour leur jouissance exclusive. Il veut bien payer, pourvu que l’État affecte des unités de police à la garde de ses biens, qu’il préserve ses enfants de l’attouchement des basses castes en subventionnant les établissements et les filières élitaires, qu’il laisse se reconcentrer dans les parages de son domicile tous les services utiles, ainsi que les meilleurs praticiens de la médecine vénale. Quand on est riche, plus riche que la moyenne, verser l’impôt devrait signifier qu’on accepte que l’État corrige par ce moyen des inégalités de départ.
On notera que le contrat de rente est né sous l’Ancien Régime comme un recours et qu’il s’est développé à l’avènement de la bourgeoisie d’affaires comme un idéal. Le régime féodal, contrairement aux apparences, n’était pas une rente de situation. C’était, dans les faits, un régime d’interdépendances qui faisait l’objet de renégociations constantes entre tous ses acteurs. Pour n’en retenir que deux, le seigneur et l’un quelconque de ses tenanciers, il faut se rappeler que le second payait une redevance au premier pour être protégé et défendu, et qu’un manquement du premier à ses devoirs autorisait le second à lui en demander justice devant l’Église ou devant le roi. L’imposition normale d’alors ne nous paraît lourde que parce que nous minimisons les coûts d’équipement et d’entretien d’une garnison montée, en sus du train seigneurial. La gestion d’un fief n’était pas de tout repos. Si l’on s’imagine que les banalités, four, moulin ou pressoir, assuraient une rente tranquille au seigneur, on se trompe. Le seigneur finançait leur construction mais ne s’en lavait pas les mains ensuite en se contentant de récolter les fruits d’un monopole technologique. Il était tenu, comme ses tenanciers étaient tenus d’une autre manière à son égard, d’entretenir les chemins y conduisant et d’en payer les réparations. Un seigneur médiéval était astreint au service militaire, au service juridique, mais également au service économique. La situation commença à se modifier quand l’État royal s’affermit et empiéta sur les métiers et prérogatives des barons. Lentement mais sûrement, son vaste bouclier protecteur et captateur se substitua à la myriade de boucliers locaux, devenus passoires. Comme le prêt à intérêt était interdit par le droit canon, la vieille noblesse, sentant s’effriter sa légitimité, n’eut d’autre choix, pour tenir au moins financièrement son rang, que de courir après la rente et de s’allier à la haute bourgeoisie.
La Restauration, en France, marqua un décollage de la rente. Il suffit de relire Balzac pour se persuader que le fin du fin, pour le bourgeois, quel que fût son niveau de fortune, était de s’élever à la dignité de rentier, de vivre de ses seules rentes sans travailler. On ne s’étonnera pas outre mesure que la constitution d’un patrimoine immobilier en ait été la condition la plus plébiscitée (l’immobilier représentait 48 % des fortunes bourgeoises au décès dans les années 1820 à Paris). La rente immobilière, dans les pays capitalistes, a connu bien des vicissitudes, du fait des guerres, mais elle n’a jamais été éradiquée et prospère à nouveau, par le jeu des héritages et de la spéculation, en l’absence d’une imposition dissuasive et d’entraves juridiques à l’accumulation patrimoniale.
La morale bourgeoise était flétrie à juste titre par tous les romanciers du XIXe siècle, qui ne craignaient pas de vilipender la principale composante de leur lectorat. Il y avait en effet une grande hypocrisie à déclarer d’un côté que tout travail mérite salaire et à manoeuvrer de l’autre pour n’avoir plus à travailler pour le mériter. Bien sûr, il se trouvera toujours certains rentiers plus subtils, comme Pierre Kosciusko-Morizet, PDG de PriceMinister, pour soutenir que leur rente (la sienne provient de la vente de son entreprise au groupe japonais Rakuten) est la récompense d’une idée « géniale », qui n’aurait pas été assez payée du temps qu’il fallait travailler pour la mettre en oeuvre. Sauf qu’un génie ne capitalise pas sur une seule idée ; un génie est dans l’auto-engendrement permanent, ce qui n’est pas compatible avec l’ambition de s’établir dans le monde. Pierre Kosciusko-Morizet, à trente-six ans, est un homme fini, davantage qu’un homme achevé : il n’a plus à travailler et a intégré Le Siècle, club transpartisan des puissants qui sont et qui font la France par-dessus le peuple et que Rousseau eût qualifié de vulgaire brigue [1]. Il a tout, la rente financière et la rente de situation. Que désirer de plus ?
Les plus acharnés à mettre le citoyen au travail sont souvent les mêmes qui se reposent sur le travail de leur argent, héritage et/ou bonne idée capitalisée. Évoquant l’écart entre la rente du capital, en moyenne de 5 %, et les faibles gains de croissance de nos économies en crise, l’économiste Thomas Piketty l’illustre par une image terrifiante : « C’est le passé qui dévore l’avenir. » On pourrait dire du rentier, sans craindre d’offenser les mânes de Goya, que sa thune dévore les enfants (des autres). C’est dévorer un enfant que de lui barrer l’avenir. L’image de l’infanticide s’applique on ne peut mieux à la rente immobilière, que Lord Adair Turner, ancien président de la Financial Services Authority (régulateur des marchés financiers britanniques), a qualifiée récemment d’activité « socialement inutile », pour ne pas dire nuisible [2]. Cependant, le rentier est un anthropophage moins goulu qu’il n’y paraît. Dans la mesure où la croissance continue, pour beaucoup d’observateurs attardés dans le XXe siècle, de se mesurer en points de PIB et que le PIB est fichu de grimper en cas d’hécatombe des plus faibles (boom de l’économie mortuaire), on trouvera étrange que l’exacerbation des inégalités ne donne pas des ailes à un indice en berne. Les gens ne meurent pas en masse, non, ils agonisent plus longtemps, voilà tout. Le passé rogne l’avenir. C’est une lente dégustation, d’autant plus savoureuse pour le rentier que nombre de ses victimes, ayant le temps de se voir mourir, utilisent ce délai non pour trouver une échappatoire, mais pour tâcher de savoir de qui elles pourraient elles-mêmes se nourrir.
La principale alliée de la rente capitalistique est la rente politique. L’alliance va souvent jusqu’à la confusion des genres. S’attaquer à l’une sans toucher à l’autre est la meilleure garantie de la résurgence des deux. La rente politique peut prendre la forme du cumul des mandats, forme honnie du peuple mais presque toujours excusée par les intéressés, du pantouflage – il suffit que vous n’ayez rien fait durant votre mandature qui lèse le capital pour que celui-ci vous assure un point de chute pépère dans une de ses succursales – et de la traite éditoriale – la plupart des hommes et femmes politiques n’écrivent pas les livres publiés sous leur nom et perçoivent donc des droits indus sur le dos de leurs nègres.
Il est patent que la rente capitalistique, politisée ou pas, continue la rente d’Ancien Régime et l’amplifie même dans des proportions inédites (en ce début de XXIe siècle, la moitié de l’humanité se partage 1 % – les rogatons – de la richesse mondiale). Cela se traduit par l’actualité désespérante de certains textes polémiques prérévolutionnaires :
« Qui donc oserait dire que le Tiers-État n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est encore enchaîné. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi, qu’est-ce que le Tiers ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres. Il ne suffit pas d’avoir montré que les privilégiés, loin d’être utiles à la nation, ne peuvent que l’affaiblir et lui nuire, il faut prouver encore que l’ordre noble n’entre point dans l’organisation sociale ; qu’il peut bien être une charge pour la nation, mais qu’il n’en saurait faire une partie. D’abord, il n’est pas possible, dans le nombre de toutes les parties élémentaires d’une nation, de trouver où placer la caste des nobles. Je sais qu’il est des individus, en trop grand nombre, que les infirmités, l’incapacité, une paresse incurable, ou le torrent des mauvaises moeurs, rendent étrangers aux travaux de la société.
L’exception et l’abus sont partout à côté de la règle, et surtout dans un vaste empire. Mais au moins conviendra-t-on que, moins il y a de ces abus, mieux l’État passe pour être ordonné. Le plus mal ordonné de tous serait celui où non seulement des particuliers isolés, mais une classe entière de citoyens mettrait sa gloire à rester immobile au milieu du mouvement général et saurait consumer la meilleure part du produit, sans avoir concouru en rien à le faire naître. Une telle classe est assurément étrangère à la nation par sa fainéantise. L’ordre noble n’est pas moins étranger au milieu de nous, par ses prérogatives civiles et publiques. Qu’est-ce qu’une nation ? Un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature. N’est-il pas trop certain que l’ordre noble a des privilèges, des dispenses, même des droits séparés des droits du grand corps des citoyens ? Il sort par là de l’ordre commun, de la loi commune. Ainsi, ses droits civils en font déjà un peuple à part dans la grande nation. C’est véritablement imperium in imperio. »
Emmanuel-Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, janvier 1789, chap. I.
Remplacer « ordre noble », « ordre privilégié » par « ordre rentier ».
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[1] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, 1762, Livre II, 2.3 : « Quand il se fait des brigues, associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. »
[2] Lien.
@Jean-François Ma foi, il faudrait pouvoir poser cette question à ceux qui ont inventé l’histoire du paradis terrestre…ou à ceux…