Billet invité
DÉVELOPPEMENT DURABLE – Nouvel enrobage à l’arôme écolo de l’amande amère de la croissance perpétuelle. Si l’on est imperméabilisé contre les produits dérivés de l’écologisme publicitaire et entrepreneurial, on prendra l’expression au pied de la lettre : le « développement durable » est une astuce de thanatopracteur pour faire durer une économie périmée du parasitage. Ralentir le rythme de ce qu’on a le front d’appeler « développement » et qui en est l’exact inverse, si on le compare à la métamorphose de la chenille écornifleuse en papillon pollinisateur, ce n’est pas amorcer un changement de paradigme, c’est faire prendre à l’actuel un bain de formol.
Historiquement, le « développement durable » découle de la notion de « rendement soutenu maximal » promue dans les années 1950 par l’écologie de la gestion des ressources halieutiques et concoctée à partir des ingrédients de la Nachhaltig (« gestion soutenable ») des sciences forestières allemandes du XVIIIème siècle. Vu l’état de la planète, il est criminel de croire que se contenter de flirter avec l’insoutenable sauvera et la biosphère, entrée en mutation aléatoire, et le fantôme de croissance après lequel on court comme un lévrier après son leurre. La croissance, dans le cadre limité établi par le Club de Rome en 1972, ne peut se tempérer. Elle n’est qu’intempérance. Elle présuppose que la cage dans laquelle on enferme un éléphanteau grandira avec lui grâce aux découvertes que les générations futures ne manqueront pas de faire dans le domaine de l’élasticité des matériaux. L’engouement actuel pour les biotechnologies et les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) vient conforter l’illusion que nous nous serions rendus suffisamment « maîtres et possesseurs de la nature » (René Descartes) pour rectifier les dégâts collatéraux de la croissance à mesure qu’ils se présentent à nous. L’éléphanteau est devenu éléphant depuis les années 1970 et la cage bombe et grince de tous côtés. On ne saurait rebaptiser gains d’élasticité des signes de déformation critique. L’écologue Crawford S. Holling a dénoncé dès 1973 la vision mécanicienne que trahit la notion de « rendement soutenu maximal » : « [L]e monde n’est pas bien compris si l’on se focalise sur l’équilibre ou les conditions proches de l’équilibre […]. Les efforts pour obtenir un rendement soutenu maximal d’une population de poissons […] peuvent paradoxalement accroître les chances d’un effondrement. »[1] Un tripatouillage contrôlé ne répare pas toujours, en effet, les méfaits d’un tripatouillage incontrôlé, surtout dans un cadre déréglé et imprévisible. Avis à ceux qui envisagent de « gérer » la prolifération des méduses à des fins alimentaires [2].
La nature ne se met pas en boîte. Sa partition n’est jamais que coécrite par nous, qui sommes longtemps restés sourds à la polyphonie de ses chaînes d’interactions et de rétroactions. La création dans les grandes entreprises de « directions du développement durable » et le lancement tonitruant de « l’économie verte » ont donné à entendre que la nature pouvait être une rubrique comptable parmi d’autres. L’arraisonnement de la nature par la sphère financière paraît si naturel que certains économistes ne craignent pas de se faire les chantres d’une titrisation de la planète [3]. La tentation pour l’homme de se remettre au centre du monde, voire au sommet de l’évolution est une des conséquences philosophiques de l’entrée dans l’Anthropocène. La nature nous échappe ? Nous la forçons lexicalement à réintégrer nos standards. Ainsi construisons-nous une approche scientifique de la nature décrochée des processus naturels observés. C’est ce décrochement-là qui s’annonce durable.
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[1] Crawford S. Holling, « Resilience ans stability of ecological systems », Annual Review of Ecology and Systematics, 4, 1973, p. 2.
[2] La FAO semble déjà acter l’épuisement prochain des « stocks » de poissons puisqu’elle encourageait en mai 2013 « le développement – encore lui – de produits à base de méduses pour l’alimentation ». Quand nous aurons épuisé les « stocks » de méduses – et d’insectes, pendant qu’on y est -, nous en serons réduits à puiser dans les stocks d’hommes, à commencer par les morts, qui fourniront la matière première des biscuiteries industrielles, un scénario déroulé dans Soleil vert, de Richard Fleischer, un film d’anticipation sorti en 1973.
[3] Graziella Chichilnisky & Geoffrey Heal, « Securitizing the biosphere », dans G. Chichilnisky & G. Heal (dir.), Environmental Markets : Equity and Efficiency, New York, Columbia University Press, 2000, 169-179.
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