PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » – RÉFUGIÉS, par Bertrand Rouziès-Léonardi

Billet invité

RÉFUGIÉS – Leur nombre est la jauge infaillible de nos défaillances de gouvernance. On notera que les refuges les moins accueillants sont souvent ceux offerts par les états les plus défaillants. Un état défaillant est un état qui, directement ou indirectement, crée sur son sol ou dans un autre pays les conditions d’une émigration forcée et qui, en tant que point de départ, lieu de transit ou point d’arrivée de celle-ci, bafoue les droits imprescriptibles qu’il a reconnus à tout homme en signant la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). En juin 2013, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estimait à 45,2 millions le nombre de personnes « déracinées »[1], un Everest jamais atteint depuis 1994 et dont l’ombre commence à toucher les derniers eldorados du je-m’en-foutisme. Existe-t-il un point de comparaison dans le passé ? Non.

Mais… et les invasions barbares ?

L’Empire romain, à partir de la fin du IVème siècle, fut confronté à des poussées migratoires germaniques et scandinaves importantes tout le long du limes rhénan et danubien. Il y réagit diversement : par l’extermination des envahisseurs, lorsqu’il en avait les moyens militaires ou qu’une tribu barbare concurrente les lui donnaient ; par leur transplantation dans une province lointaine, s’ils acceptaient de la repeupler et de « tenir » au nom de l’empereur ; par leur implantation dans une province frontalière, s’ils promettaient de servir d’amortisseur défensif en cas de nouveau franchissement du limes ; par leur assimilation, enfin, si le marchand perçait sous le guerrier. Les résultats ne furent pas brillants, sans doute parce que l’Empire, uni puis divisé, n’avait plus assez de ressources économiques et politiques pour assimiler dans les formes tout ce monde. Il n’était du reste pas pour grand-chose dans l’enclenchement du processus migratoire qui devait le miner jusqu’à l’implosion.

Bien différente est la situation du monde – puisque le phénomène est global – aux abords du XXIème siècle. Certaines destinations des flux de réfugiés concentrent le gros de la richesse produite et leur image de géants financiers et politiques à large foulée les désigne comme puissances organisatrices de cette économie du siphonage qu’est la mondialisation néolibérale. Cette combinaison de la concentration et du siphonage justifie à elle seule le désir de millions d’hommes de gagner ces havres, ne fût-ce que pour y bénéficier des prestations sociales et des normes de confort qu’ils seraient en droit d’espérer chez eux, s’ils étaient gestionnaires de leurs propres ressources et de leur capacité de travail. Autrement dit, eu égard au rapport des forces, l’amont du problème migratoire n’est pas dans les pays de départ, mais bien dans les pays d’arrivée. Tout réfugié vient réclamer des comptes.

Imaginons un instant que l’ONU ne soit pas le « machin » gaullien mais une machine efficace de gouvernance non pas tant dispensatrice que compensatrice. Imaginons un instant que l’ONU, à travers le HCR, impose à chaque état membre d’accueillir décemment (ou, s’il est trop petit, de permettre à un autre, moyennant finances, de fournir un effort supplémentaire) un nombre de réfugiés qui soit fonction de sa responsabilité dans le développement des foyers d’émigration forcée. Exemple : les réfugiés climatiques étaient 32 millions en 2012[2]. Prenons le dernier relevé des émissions de CO2 en tonnes métriques par habitant (un citoyen, une voix, une responsabilité, n’est-ce pas ?) donné par la Banque Mondiale pour la période 2008-2012[3]. Les quinze plus gros émetteurs personnels sont, dans l’ordre décroissant (nous ne retenons ici que les états indépendants) : le Qatar (40,3 – en baisse), Trinité-et-Tobago (38,2 – en hausse), le Koweït (31,3 – en hausse), Bruneï (22 – en baisse), le Luxembourg (21,4 – en hausse), Oman (20,4 – en hausse), les Émirats arabes unis (19,9 – en baisse), Bahreïn (19,3 – en baisse), les États-Unis (17,6 – en hausse), l’Arabie Saoudite (17 – en hausse), l’Australie (16,9 – en baisse), le Kazakhstan (15,2 – en hausse), le Canada (14,6 – en baisse), l’Estonie (13,7 – en hausse) et la Fédération de Russie (12,2 – en hausse). Reste à inventer la fonction mathématique qui permettra de distribuer les trois quarts des 32 millions de réfugiés climatiques entre ces quinze agents majeurs du changement climatique, proportionnellement à leurs rejets respectifs.

On peut s’amuser à faire la même chose avec les champions de la vente d’armes en rapportant le pourcentage des parts de marché au nombre des réfugiés de guerre. Pour mémoire, les six plus gros exportateurs, actuellement, sont, dans l’ordre décroissant : les États-Unis (30 % du marché mondial), la Fédération de Russie (26 %), l’Allemagne (8 %), la France (7 %), la Chine et le Royaume-Uni ex-æquo (4 %). On attend toujours que les présidents Obama et Poutine organisent un pont humanitaire pour soulager le Liban, la Turquie, la Jordanie, l’Irak et l’Égypte de la pression des réfugiés syriens (2 000 000 au total). On attend également que le président Hollande fasse un geste un peu plus éloquent que la promesse d’héberger quelques centaines de Syriens. Puisque la France pèse 7 % du marché des armes, elle devrait hausser ses ambitions à 140 000, au moins. Les Français l’exigeraient de leur gouvernement, si la cause syrienne leur tenait vraiment à coeur. La Suède, elle, donne l’exemple. C’est elle qui, pour l’heure, en Europe, se montre la plus ouverte, puisqu’elle accueille 8 000 réfugiés, et aussi la plus généreuse : les réfugiés sont autorisés à venir avec leur famille et se voient attribuer un permis de résidence permanente. Toutefois, même la Suède peut mieux faire : elle représente 2 % du marché des armes. C’est peu mais c’est 2 % de trop. Elle devrait accueillir non pas 8 000 mais 40 000 Syriens.

_________________

[1] 45,2 millions répartis ainsi : 15,4 millions de réfugiés, 937 000 demandeurs d’asile et 28,8 millions de personnes contraints à l’errance à l’intérieur des frontières de leur propre pays.

[2] Lien.

[3] Lien.

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  1. Je m’étais laissé impressionner par Wikipédia qui affirmait qu’il n’y avait pas de schiste à Saint-Jean-le-Thomas. Du coup j’étais aller…

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