NORME DE PROFIT ET FISCALITÉ, par Michel Leis

Billet invité

L’un des éléments de la crise actuelle, c’est l’incapacité de la plupart des entreprises à répondre aux attentes générées par la norme de profit alors que les rapports de force qu’exercent le monde économique sur l’ensemble de la société, des citoyens au monde politique restent extrêmement favorables. Cette combinaison explosive pousse sur le devant de la scène des comportements et des politiques potentiellement destructrices pour l’ensemble du corps social.

Les gains de productivité, le recours au marketing, l’élévation de la valeur des produits vendus, les cycles de renouvellement accélérés et le développement du crédit créent le potentiel pour des résultats plus élevés. Ce sont des conditions nécessaires, mais elles ne sont pourtant pas suffisantes pour élever les attentes de profit. Il faut y ajouter une autre dimension, celle des rapports de forces. À partir du début des années 70, le monde politique place tous ses espoirs dans le retour de la croissance pour vaincre la montée du chômage et la dégradation de la balance des paiements. Il s’établit une relation de dépendance envers le monde économique, élément indispensable à l’établissement d’un rapport de forces durable, dont l’un des effets sera la mise en oeuvre de politiques fondées sur la diminution de la pression fiscale en faveur des entreprises et des individus les plus fortunés. À compter du moment où le montant de l’impôt sur les sociétés et sur les personnes physiques entament un mouvement de baisse conjoint, plus rien ne freine la hausse des attentes de profit.

Dans la perspective de l’interaction entre les normes collectives et des rapports de force, le développement d’une chaîne de valeur plus complexe et l’émergence d’une norme de production fondée sur le recours systématique à la sous-traitance (en relation de dépendance) sont l’autre dimension qui permet de comprendre la hausse de la norme de profit. Dans ces chaînes de valeurs complexes, le profit total réalisé augmente, par la conjugaison de l’augmentation de valeur et de la diminution relative des coûts de production. Seules quelques entreprises hautement spécialisées et les entreprises dominantes sont à même de capter la marge, entraînant un phénomène de concentration accélérée des profits.

L’augmentation des attentes de résultat est le fait de la frange la plus dynamique du capitalisme, celle à même de se tailler la meilleure part dans la chaîne de valeur et de profiter à plein des opportunités qui se présentent. Si cette élévation de la norme de profit se répand dans le reste de l’économie, elle reste un référentiel inaccessible pour la plupart des entreprises. La masse des artisans, des PME rêve en lisant des journaux économiques, mais la réalité est plus dans le domaine de la survie que dans une rentabilité sur capitaux propres de 15 %.

Dès le début des années 90, l’économie réelle est à la peine pour répondre aux attentes croissantes de profit. La montée en gamme des produits et des services peine à trouver une clientèle solvable, le recours à l’endettement pour racheter ses propres actions montre que la pression pour servir des dividendes élevés aux actionnaires est forte, mais qu’il n’y a pas de réponse dans une logique économique classique. Chaque entreprise est à l’affût de la recette du concurrent, les stratégies se dupliquent, deux ou trois marques raflent la mise tandis que les autres se perdent dans des investissements stériles. Au final, les sociétés s’adressent inlassablement à la même clientèle de classes aisées dont les moyens élevés ne justifient pourtant pas l’achat de quatre à cinq tablettes et de deux voitures par personne… Les classes moyennes s’épuisent à tenter de suivre le mouvement, essayant de maintenir vaille que vaille un semblant de statut. Elles s’endettent et contribuent à cette explosion du crédit dont le niveau de risque est de plus en plus élevé.

Dans la phase de hausse initiale, à partir du milieu des années 80 les résultats se sont concentrés dans quelques mains. Dans la mesure où l’économie réelle est à la peine pour générer des bénéfices additionnels, le réinvestissement de ces résultats dans cette même économie réelle ne peut conduire qu’à des rendements décroissants. Le développement des bulles (internet, immobilier) et des outils hautement spéculatifs ne sont que quelques indications que nous transmet un système incapable de répondre à ses propres attentes.

Quand la crise de 2007 fut venue, le capitalisme ne se trouva pas totalement pris au dépourvu. Il usa et abusa des rapports de force en sa faveur pour imposer la collectivisation des pertes, au nom du risque systémique encouru (les grandes banques) pour sauver des pans entiers de l’industrie au nom de l’emploi (l’aide massive à l’automobile par le gouvernement américain par exemple). Une fois cette première phase critique passée, au prix d’un endettement massif des États, la question de la norme élevée du profit est restée ouverte pour la frange la plus dynamique du capitalisme, les attentes de profit ne se sont pas ajustées à la baisse, les rapports de force avec le monde politique et le reste de la société sont restés inchangés contre toute logique.

Les acteurs dominants ont bien du mal à retrouver des profits élevés sur la base des stratégies antérieures. Seule, une minorité de produits sont encore capables de générer un statut ou un désir tel que le client accepte de « surpayer » l’objet au-delà de sa fonction, ou à le renouveler plus fréquemment pour avoir toujours la dernière nouveauté, d’autant plus que l’avancée technologique est à peine identifiable pour l’individu lambda. La base de clients solvables se réduit comme peau de chagrin, en particulier avec les politiques d’austérité et la raréfaction du crédit. Cette même raréfaction du crédit rend aussi plus difficile la poursuite les stratégies de rachat d’actions en recourant à l’endettement.

Il reste donc deux axes principaux autour desquels s’orientent les politiques d’entreprises : explorer de nouveaux territoires et réduire encore les coûts de production.

Le premier volet se révèle pourtant plus difficile à mettre en oeuvre qu’il n’y paraît. Si les BRICS voient l’apparition d’une classe moyenne avide de consommer, la plupart de ces pays ont des préoccupations nationalistes et exigent qu’une part importante de la valeur ajoutée soit réalisée dans le pays, quand ils n’imposent pas des partenaires locaux ou ne compliquent pas la tâche des investisseurs étrangers. Les entreprises japonaises font ainsi l’expérience de ce nationalisme économique, et pour le coup, malgré des pressions discrètes, mais répétées des entreprises, le gouvernement japonais continue de nier largement les crimes de guerre commis dans la période 1934-1945. Dans le même temps, des entreprises originaires des BRICS se font une place au soleil, quand elles ne finissent pas par racheter leur partenaire étranger, mésaventure déjà vécue par Volvo et qui pourrait bien arriver demain au groupe PSA. De plus, le développement des classes moyennes entraîne des aspirations en retour qu’il faut gérer, et dans ces pays, l’arbitrage des gouvernements n’est pas toujours en faveur du monde économique. Ces dernières années, une série de grèves en Chine ont fini par aboutir à des hausses de salaire importantes, avec le soutien appuyé des autorités politiques… En d’autres termes, le rapport de force qui s’établit entre les entreprises et le monde politique n’est pas de même nature que celui qui existe dans le monde occidental. Ces pays ont leur propre agenda : nourrir et fournir du travail à l’ensemble des Chinois ou réduire les disparités de revenus entre les Brésiliens par exemple. Au mieux (du point de vue des entreprises s’entend), il s’achète par la corruption, au « pire » (vu du même point de vue des entreprises), il soumet le profit réalisé à l’aléa politique.

Reste donc l’autre volet, celui de couper dans les coûts de production pour retrouver des marges élevées, ou de recourir à la spéculation et à l’évasion fiscale. Les acteurs dominants de la sphère économique usent et abusent des rapports de force pour pousser ces stratégies. Les résultats sont régulièrement visibles dans les médias : c’est l’abandon du projet de loi sur la taxation du trading à haute fréquence que mentionnait récemment Paul Jorion, c’est le discours répétitif sur la compétitivité appelant à réduire le coût du travail par tous les moyens. Ce discours trouve à la fois un relais dans le monde politique, ce qui n’a rien de surprenant, mais aussi de la part de petites et moyennes entreprises qui n’ont toujours pas compris que les intérêts de ces entreprises dominantes n’étaient pas les leurs. La baisse du coût du travail si elle est effective servira de prétexte à une diminution des prix de vente, exigée par les entreprises dominantes. Ce faisant, cette masse de petits patrons ressemble à une bande de moutons en train de bêler sous la direction d’une meute de quelques loups.

À la différence de la crise de 29, il n’y a pas de remise en cause de la position de la situation des entreprises dominantes dans le discours des partis de pouvoir traditionnels. L’arrivée aux affaires de gouvernements de Front Populaires en France et en Belgique, la seconde république espagnole ou dans une moindre mesure l’accession au pouvoir de Roosvelt aux États-Unis marquaient une profonde remise en cause des rapports de force qui prévalaient jusqu’alors. Si tout le monde a en tête l’accession au pouvoir du fascisme en Allemagne, le discours national socialiste se veut révolutionnaire et porteur d’une profonde remise en cause (apparente) de l’ordre existant. Le parti nazi a trouvé un symbole à la défaillance du système, le Juif qui se voit investi de toutes les tares du capitalisme, comme aujourd’hui l’immigré est porteur de toutes les tares d’un système incapable de fournir du travail et un revenu à tous ses citoyens.

La remise en cause des rapports de force est le fonds de commerce de l’extrême droite, comme l’évoquait Zébu dans un (excellent) billet récent. Le discours qui s’adresse aux petits patrons, aux commerçants et aux artisans ne renvoie pas seulement au mouvement poujadiste, même si les racines du FN sont aussi à chercher de ce côté, il touche du doigt un élément qui échappe à la plupart des hommes politiques comme aux leaders du MEDEF : le tissu économique local a pour l’essentiel beaucoup plus à perdre dans les tendances actuelles de l’économie qu’à y gagner. La supercherie tien au fait que l’extrême droite est par essence un courant politique qui entend défendre un ordre menacé. Pourtant, une fois débarrassé de ces oripeaux « révolutionnaires », il ne s’agit jamais de remettre en cause l’ordre économique existant. « La terre ne ment pas », la célèbre phrase de Pétain s’adresse en son temps à une France rurale en voie de disparition, au-delà des discours et de la propagande, c’est pourtant une France industrielle qui tente de recoller les morceaux dans la débâcle de la période de Vichy, avec le soutien actif du gouvernement.

Des attentes de profits trop importantes ne peuvent être combattues que par une fiscalité plus élevée sur les profits des entreprises et les revenus du capital, ainsi que par une lutte sans relâche contre la fraude fiscale. C’est justement cette partie du discours que l’on ne retrouve ni dans les partis de pouvoir (la tranche à 75 % sur les plus hauts revenus ne doit pas faire illusion, elle est à rapporter aux nombres de niches fiscales qui restent en place), ni dans les formations populistes ou d’extrême droite. La politique fiscale est la mesure exacte de la volonté des partis à changer le cours des choses.

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