L’ÉTOUFFEMENT ET L’OUVERTURE, par Hubert Chaperon

Billet invité.

Oui un système de représentation neuf est en train de se tisser sur internet, entre autres. Pour moi cela a commencé avec le blog de Paul Jorion. Il donnait les clés de compréhension du dérèglement d’un système dont, jusque là, je ne sentais que confusément qu’il était invalide. Ces éclaircissements il y a quatre ans étaient tout à fait absents des médias officiels. Le point de vue était neuf, d’un recul salutaire et très crédible. Cette compréhension m’a ensuite fait voir directement l’écran de fumée que diffusent sans arrêt les médias, ce qui a eu pour conséquence d’accroître mon malaise et le sentiment d’étouffer. J’ai continué à chercher ailleurs des raisons de croire encore à un avenir inventif.

L’indépendance et la compétence de Médiapart m’ont réjoui, même si la guerre au cœur de laquelle ils sont leur donne une froideur que n’a pas, le blog de Paul Jorion. Annie le Brun, que je découvre par le blog, partage aussi cet étouffement chronique et on comprend qu’il ne date pas d’hier, qu’il est une lutte perpétuelle. Keny Arkana et son cri chargé et nourri par une longue expérience du combat, en quête d’une paix qu’elle approche. (Changer le monde commence par se changer soi-même.) Aussi les lignes magnifiques de la fin de « L’homme révolté » de Camus (*) citées par Francis Arness…

Une autre découverte, (ailleurs celle là) celle de Michel de Certeau. Ce jésuite touche à tout, qui toute sa vie reste à la marge des institutions religieuses et universitaires et en tire l’originalité de son point de vue. Celui qui met en pratique une mise en parenthèse de soi pour mieux entendre l’autre, et cultive un éclectisme sans tabous.

Le dénominateur commun qui unit toutes ces pensées, toutes issues d’univers différents, c’est l’ouverture et l’hétérodoxie. Ils nomment le sentiment que nous éprouvons tous : l’étouffement. Ils s’autorisent des excursions dans des disciplines qui ne sont pas les leurs. Leur expérience est mise au centre et la quête urgente de liberté et de poésie guide, seule, leurs aventures intellectuelles et artistiques.

Oui de nouvelles représentations se construisent sur internet, c’est un vrai soulagement de l’observer. Cela se passe comme la lente fabrication d’outils, de points d’appuis divers qui nous font nous sentir moins seul et nous aident à penser notre position. Une culture se construit qui fait du lien et rend possible un avenir non soumis au mensonge et au déni.

Jung disait : « Ce qui n’accède pas à la conscience se transforme en destin. » Bien entendu nombre de ces auteurs, on les croise, on peut les lire par ailleurs. Mais il y a un plus avec le blog, c’est qu’ils sont intentionnellement mis en ligne, il y a une direction donnée qui ne sacrifie jamais à l’esprit de chapelle, une certaine chaleur aussi, une histoire qui se construit dans la lecture quotidienne, une vie qui passe et habite la pensée. Comme l’écrit Annie le Brun, c’est écrit RÉELLEMENT.

L’économie est la colonne vertébrale du blog, mais la clairvoyance que manifeste Paul Jorion semble applicable à d’autres domaines et le sens de l’intérêt commun que manifeste chaque contribution crée le liant et la confiance dont on a besoin pour agir. Une sorte de famille se fait. Un sentiment de partager les événements qui se succèdent et les inquiétudes, d’être du même temps. D’être dans l’action.

Je termine ce simple témoignage avec cette citation de Michel de Certeau (La culture au pluriel) qui partant du constat de l’air vicié qui flottait dans l’air des années soixante écrivait :

« Chaque culture prolifère sur ses marges. Des irruptions se produisent, qu’on désigne comme des « créations » relatives à des stagnances. Bulles sortant du marais, mille soleils s’allument et s’éteignent à la surface de la société. Dans l’imaginaire officiel, ils figurent à titre d’exceptions ou de marginalismes. Une idéologie de propriétaires isole l’« auteur », le « créateur » ou l’« œuvre ». En réalité la création est une prolifération disséminée. Elle pullule. Une fête multiforme s’infiltre partout, fête aussi dans les rues et les maisons, pour tous ceux que n’aveugle pas le modèle aristocratique et muséographique de la production durable. Ce modèle a pour origine un deuil et pour effet un leurre : l’apologie du « non périssable » (…) La création est périssable. Elle passe, car elle est un acte. (…) En fait, est créateur le geste qui permet à un groupe de s’inventer. Il médiatise une opération collective. »

Puis vient aujourd’hui ce débat sur la création d’un parti. C’est un électrochoc qui fait réfléchir encore et nous rendre compte que quelque-chose grossit, qui voudrait se cristalliser. Mais le faut-il ? La grossesse est-elle complète ? Toute cette culture qui s’échange nous prépare à quelque-chose dont on ne sait rien, c’est inconfortable, cette irrésolution nous travaille, nous travaillons, nous domptons l’angoisse, cherchons l’oxygène. Nous cherchons la brèche pour y mettre le coin qui fera acte et continuera de construire l’avenir avec une efficacité qui naîtra seule de toutes ces années de maturation. Il y a un fruit à naître de ces saisons qui viennent de passer.

Patience. La peur nous presse, mais on ne fait pas pousser les poireaux plus vite en tirant dessus.

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(*)

Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. Alors, quand la révolution, au nom de la puissance et de l’Histoire, devient cette mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la mesure et de la vie. Nous sommes à cette extrémité. Au bout de ces ténèbres, une lumière est pourtant inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent.

Albert Camus, L’Homme Révolté.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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