Misère de la pensée économique (Fayard 2012), pages 325-334
Des réformes à mettre en œuvre immédiatement
On l’a vu, dans notre système capitaliste, les « avances » qui sont consenties par certains, les détenteurs de capital ou « capitalistes », pour rendre possible un processus de production ou pour permettre à un consommateur de consommer, sont rémunérées par des versements d’intérêts. On a vu aussi, sur des exemples de « systèmes à la part », en Afrique ou en Europe, comment a dû apparaître cette logique de l’intérêt : les intérêts étaient conçus à l’origine comme « part » d’une richesse nouvellement créée, attribuée à l’un des partenaires ayant contribué à sa création. La dimension qui subsiste de cette logique originaire dans le système capitaliste sous sa forme actuelle, c’est le fait que chaque fois que des intérêts doivent être versés, une nouvelle richesse aura été créée ou devra être créée d’une manière ou d’une autre, pour en être la source. Cet aspect du problème reste le plus souvent inaperçu mais ses implications sont dramatiques parce qu’elles font que le système capitaliste est, sur le plan économique, une impasse.
Nous avons toujours traité les ressources non-renouvelables de la planète où nous vivons, comme une « aubaine » au sens de Proudhon : comme un « don du ciel » dont nous bénéficions – en suivant les lignes de partage que tracent les principes de la propriété privée. Le caractère non-renouvelable de certains de ces « dons du ciel » est resté invisible aussi longtemps que la terre nous a semblé infinie. Aujourd’hui elle nous apparaît beaucoup trop petite eu égard à nos appétits insatiables.
L’épuisement de la planète découlant de notre activité économique, c’est ce qu’on appelle pudiquement les externalités négatives, qui sont d’ailleurs – au titre d’aubaines – superbement ignorées dans la comptabilité du Produit Intérieur Brut. La « croissance », c’est-à-dire le PIB quand il est à la hausse, implique du coup la destruction irréversible de la planète comme source de vie et, comme le capitalisme nécessite – pour que des intérêts puissent être versés – cette même croissance, le fait que le capitalisme a pour implication logique la destruction de la planète, prend valeur de théorème.
La formule inepte du pacte de stabilité financière européen et de la « règle d’or » qui en a été déduite nécessite, comme on l’a vu, que la croissance soit égale ou supérieure au niveau du coupon « moyen » exigé par le marché des capitaux sur la dette souveraine d’un pays. Bien entendu, moins la croissance est élevée, plus l’économie d’une nation est en danger, et plus une économie semble en péril, plus ce marché des capitaux réclamera que la composante « prime de risque » du taux exigé de cette nation quand elle emprunte, soit élevé. Comme la règle d’or implique que la croissance soit égale ou supérieure au coupon « moyen », le fameux effet de ciseau apparaît : « Si l’on ne veut pas que la dette souveraine s’accroisse lorsque le taux de croissance baisse, il faut que celui-ci augmente alors rapidement jusqu’à dépasser le taux « moyen » de la dette – qui est lui en train d’augmenter en raison du risque induit par la baisse de la croissance ».
Il est bien sûr possible d’émerger de ce cauchemar auto-infligé en comparant plutôt les dépenses d’une nation, pouvant déboucher sur un déficit annuel et alimentant sa dette cumulée, avec ses rentrées. Mais dire « rentrées » signifie parler « impôts », et parler « impôts » rappelle inévitablement que d’une manière générale les classes dirigeantes de nos nations sont toujours tentées par le fait d’y échapper en tout ou en partie, raison pour laquelle il est de loin préférable de parler de « croissance », quelles que soient les libertés qui doivent être alors prises avec la logique, les mathématiques et le bon sens en général.
La concentration de la richesse, qui va en s’accélérant encore depuis le début de la crise en 2007, signifie que les avances nécessaires pour autoriser un processus de production ou pour permettre à un consommateur de consommer, sont de plus en plus rarement disponibles là où elles sont requises et que la part des intérêts (que quelqu’un quelque part aura à verser) dans le prix des services et des marchandises ne cesse de croître. Helmut Creutz avait calculé à la fin des années 1990 que cette part des intérêts constituait en Allemagne environ 40% du prix à la consommation (Creutz 2008 : 240-242), et tout concourt à ce que les choses se soient encore aggravées depuis. Si c’est le cas, comme tout versement d’intérêts suppose une croissance qui en constitue la source, le processus de destruction de la planète s’est encore accéléré depuis le début de la crise.
Ce que j’ai dit plus haut de la nécessité de veiller à ce qu’une interdiction de la spéculation ne débouche pas, par un simple processus de vases communicants, sur une inflation immédiate et massive du prix de l’immobilier, souligne que tout est lié et qu’une réforme viable du système capitaliste doit être absolument globale si l’on veut que son principe ne soit pas immédiatement dévoyé et qu’elle ait quelque chance de réussir. La propriété privée – qui reçoit sa définition aux époques de colonisation sans frein de la planète par notre espèce – joue, on l’a vu, un rôle clé dans la configuration d’ensemble. La tentative d’innovation radicale de la Révolution française a été un échec sur ce plan-là, pour avoir délibérément exclu la propriété privée d’une redéfinition générale du cadre sociétal en la décrétant « sacrée » dans l’article XVII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Rousseau avait pourtant suffisamment attiré l’attention sur le rôle fondateur joué par la propriété privée dans ce qui constitue le caractère propre de la société moderne.
Est-ce à dire qu’aucune mesure ne puisse être prise dans l’immédiat ? Non bien entendu, et certaines réformes sont susceptibles d’opérer des changements décisifs, à condition, comme il a été dit, qu’elles soient coordonnées de manière à constituer un ensemble intégré, et qu’une vigilance toute particulière soit exercée pour ce qui touche aux conséquences éventuelles de leurs effets combinés.
* Accorder à nouveau la priorité aux salaires plutôt que favoriser l’accès au crédit, lequel est nécessairement cher et se contente de repousser à plus tard la solution de problèmes se posant d’ores et déjà.
Augmenter les salaires des employés de rang inférieur et moyen participe du processus de déconcentration de la richesse. L’objection faite traditionnellement à cette proposition est qu’une augmentation des salaires déboucherait inévitablement sur une hausse du prix des marchandises qui en annulerait les effets. Or cette neutralisation de l’augmentation des salaires ordinaires ne se produit que parce qu’une telle hausse est mécaniquement traduite par les entreprises en une hausse du prix des marchandises. Il n’y a à cela en réalité aucune nécessité : la croissance des salaires devrait s’accompagner d’une baisse concomitante des autres parts dans la redistribution de la richesse nouvellement créée : une hausse des salaires de la grande masse des salariés doit s’accompagner d’une baisse équivalente des dividendes attribués aux actionnaires et des salaires extravagants accordés à certains dirigeants d’entreprises.
* Bannir la spéculation en rétablissant les articles de loi qui l’interdisaient dans la plupart des pays jusqu’au dernier quart du XIXe siècle.
Dans le cas de la France, il s’agit de renverser l’abrogation en 1885 de certains articles de loi. Il conviendrait de restaurer l’article 1965 du Code civil : « La loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d’un pari » ; restaurer l’article 421 du Code pénal : « Les paris qui auraient été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics seront punis des peines portées par l’art. 419 », ainsi que l’article 422 : « Sera réputé pari de ce genre toute convention de vendre ou de livrer des effets publics qui ne seront pas prouvés par le vendeur avoir existé à sa disposition au temps de la convention, ou avoir dû s’y trouver au moment de la livraison ». [1]
* Mettre hors d’état de nuire les paradis fiscaux en interdisant aux chambres de compensation de communiquer avec eux dans une direction comme dans l’autre. Les mesures doivent viser l’ensemble de ces paradis fiscaux : y compris ceux que les États tolèrent dans des enclaves sur leur propre territoire ; ainsi pour la Grande-Bretagne : Jersey, Guernesey, l’Île de Man et la City de Londres ; pour les États-Unis, l’État du Delaware, etc.
Les grosses fortunes cherchent à échapper à la solidarité nationale par l’« optimisation » fiscale, tandis que les grandes entreprises redistribuent leur comptabilité entre des paradis fiscaux dans le même but. Ces manœuvres qui minent le fonctionnement démocratique des sociétés, peuvent être interrompues instantanément par l’interdiction faite aux chambres de compensation assurant le transfert des capitaux au niveau international de communiquer avec les paradis fiscaux.
Il n’y a donc pas d’obstacle pratique à l’élimination des paradis fiscaux. Les deux obstacles à ce que de telles mesures soient prises sont d’une autre nature : il y a d’une part le fait que la raison d’état utilise les paradis fiscaux pour des opérations secrètes, pour du trafic d’armes en particulier, ainsi que pour le recyclage des bakchichs que génère le commerce licite cette fois des armes, dessous de table servant au financement occulte des campagnes électorales, il y a d’autre part le désir des classes dominantes – auxquelles la classe politique appartient automatiquement – à déjouer l’impôt sur le revenu. Le désir d’échapper au fisc dans les couches supérieures de la population est à ce point répandu qu’il leur paraît absolument « naturel ». On se souviendra ainsi d’Éric Woerth, dont l’épouse était conseillère en « optimisation » fiscale d’une des plus grandes fortunes de France à l’époque où il était lui-même ministre du Budget et ensuite ministre du Travail durant la présidence de Nicolas Sarkozy, et qui, interrogé à ce sujet, affirmait ne pas comprendre quel était le souci.
* Abolir les privilèges des personnes morales par rapport aux personnes physiques, privilèges ayant permis de transformer de manière subreptice dans nos démocraties le suffrage universel en suffrage censitaire.
On pense en particulier à l’institution des trusts de droit anglo-saxon, jouissant de privilèges qui ont été retirés aux individus au fil du temps. On pense également à la décision prise par la Cour suprême américaine en janvier 2010, qui accorda aux entreprises – au nom du « droit à la parole » (sic) – la possibilité d’intervenir dans les campagnes électorales sans limitation des contributions financières, permettant du coup aux entreprises de peser d’un poids beaucoup plus considérable que les individus sur le résultat des élections, soit l’équivalent de l’instauration d’un vote censitaire.
* Redéfinir clairement dans les textes légaux l’actionnaire d’une société comme étant l’un de ses créanciers (un contributeur d’avances, autrement dit un prêteur) et non l’un de ses propriétaires.
L’actionnaire d’une société ne se distingue de l’acheteur des obligations qu’elle émet que sous un seul aspect : parce que sa rémunération – le dividende, est variable, alors que celle du détenteur d’une obligation– le taux contractuel, est fixe.
* Établir les cours à la Bourse par fixing journalier ou hebdomadaire.
Le cours boursier de l’action d’une société est censé refléter la santé économique de l’entreprise. Si celle-ci essuie des pertes, le cours de l’action baissera ; si Total découvre de nouveaux champs pétroliers, le cours de son action montera. La santé économique des entreprises évolue dans une chronologie longue : il est question ici de semaines, de mois, voire d’années. Or les marchés financiers permettent aujourd’hui de réévaluer les actions des sociétés 2.000 fois par seconde et ceci sans la moindre justification économique bien entendu. Pour réduire la complexité due à la « haute fréquence » des opérations et le risque systémique que celle-ci induit, la cotation des actions en bourse devrait avoir lieu par « fixing » : par une réconciliation des ordres d’achat et de vente. Un fixing quotidien, voire hebdomadaire seulement, suffit entièrement.
* Éliminer le concept de « prix de transfert » qui permet aux sociétés d’échapper à l’impôt par des jeux d’écriture entre maison-mère et filiales.
Le prix de transfert, comme je l’écrivais plus haut, « permet de fiscaliser les actifs d’une entreprise en comptabilisant au Venezuela le prix des crayons qu’elle emploie et en Zambie celui des taille-crayons qu’elle utilise ».
* Supprimer les stock-options pour instaurer une authentique participation universelle.
* Ré-imaginer les systèmes de solidarité collectifs, au lieu des dispositifs spéculatifs voués à l’échec en raison de leur nature pyramidale que sont l’immobilier ou l’assurance-vie, par lesquels on a cherché à les remplacer.
Enfin, dans un monde où le travail disparaît, la question des revenus doit être mise à plat et faire l’objet d’un véritable débat. Rien ne justifie de le retarder.
« L’Humain dans tous ses états » 🙂