Billet invité.
L’Europe fait le grand écart entre une réglementation trop tatillonne dans certains domaines et qui laisse de grands vides dans d’autres. Elle a tout de la passoire Shadock (celle qui laisse passer les nouilles et retient l’eau) et ce n’est pas un vice de construction : c’est le reflet d’une démarche qui considère principalement l’aval et ignore superbement l’amont, pour le plus grand bénéfice d’un nombre très limité d’acteurs à même d’imposer leurs vues. C’est le terrain de jeu où s’épanouissent les rapports de force, patiemment construits ou reposant sur les nombreuses opportunités offertes par cette politique incohérente.
En aval, la réglementation européenne entend protéger le consommateur par une information complète et accessible, en imposant des normes de qualité et environnementales, en faisant de la transparence un credo. L’intention paraît louable, mais l’idée sous-jacente est pourtant très marquée par la vision libérale. Une concurrence libre et loyale repose sur une information complète sur les produits et services répondants aux mêmes critères. Le marché (entendez le choix du consommateur) fait le tri entre le bon grain et l’ivraie et les litiges se traitent dans des instances de recours, ou au pire devant les tribunaux, dans une culture typiquement anglo-saxonne. Ce faisant, les instances dirigeantes européennes feignent de croire que les conditions en amont sont neutres dans la logique de marché.
La concurrence acharnée entre entreprises est vue comme le meilleur moyen de maintenir des prix raisonnables. Cette fiction est évidemment un leurre. La quête de valeur liée aux attentes de profit élevées empêche de vraies diminutions du prix tandis que les distorsions fiscales et sociales conditionnent les prix de revient et le partage de la marge. Les entreprises ayant accès aux meilleures conditions amont (les plus grandes ou les plus dynamiques) sont évidemment favorisées par rapport aux entreprises n’y ayant pas accès.
C’est au titre de cette double logique amont / aval que les instances européennes recommandent la privatisation des services publics. En aval, les services publics « bénéficient » souvent d’un monopole qui est à l’opposé des conditions de concurrence souhaitées tandis qu’en amont, l’État n’a pas les mêmes attentes de profits, distorsion insupportable pour les tenants de la libre entreprise. Cette vision à la fois empreinte du credo libéral et totalement asymétrique contribue à créer un espace européen dominé par les rapports de force. Les grandes entreprises ont parfaitement compris la logique qui préside à l’établissement des règles censées protéger le consommateur. Elles arrivent à infléchir les objectifs imposés, ou pire encore, elles transforment une norme de résultat en norme de moyens, mettant hors-jeu une partie de la concurrence.
On peut prendre deux exemples : la norme d’émission de CO2 et les normes sanitaires. Les normes d’émission de CO2 édictées par l’Europe sont le résultat d’un joyeux marchandage sous pression du lobby automobile où les objectifs sont fixés par constructeurs à partir du poids de leurs véhicules, ce qui permet de ne pas trop mettre de pression sur les grosses berlines allemandes. Ils ne tiennent compte que du CO2, excluent les particules émises par le diesel, les véhicules électriques comptent triple et le mode de calcul favorise aussi les hybrides qui ont un rapport poids émission de CO2 particulièrement avantageux(i).
Tout le monde est content, ne pas répondre aux normes environnementales relève vraiment d’une mauvaise volonté manifeste. Pourtant, aveuglé par la dynamique des ventes de produits de haut de gamme dans des marchés d’exportation moins réglementés, les constructeurs allemands sont en retard dans leur programme. Qu’à cela ne tienne, grâce à un intense lobbying de l’Allemagne, l’adoption de la loi durcissant les conditions (95g en 2020) va de report en report, rendant inéluctable le report de cet objectif.
En matière sanitaire, c’est la translation d’une norme de résultat (un produit ne présentant aucun risque pour la santé) vers une norme de moyen : par exemple des modes de production fromagères traditionnelles qui sont exclues des marchés sous prétexte du non-respect des règles d’hygiène ou un catalogue de semences autorisés qui fait la part belle aux productions des géants de l’agroalimentaire. Ces normes de moyens favorisent les grands groupes qui peuvent se permettre les investissements nécessaires tandis que la production traditionnelle survit de plus en plus difficilement.
L’accès au lobbying permet de créer des barrières à l’entrée protégeant les grands acteurs en place (l’automobile) ou de favoriser les grands oligopoles (l’agroalimentaire). Mais les grandes entreprises se régalent aussi de la distorsion de concurrence née de l’absence d’harmonisation fiscale et sociale. La question de la concurrence interne à l’Europe aurait dû se poser dès les origines de la construction européenne, après tout, le Luxembourg est depuis toujours un paradis fiscal, mais le problème s’est posé dans toute son acuité avec l’élargissement de l’UE.
Dans l’esprit des dirigeants européens, l’ouverture à de nouveaux pays passe avant tout par l’intégration au circuit économique, pourtant elle ne s’est pas réalisée dans les mêmes conditions pour les pays du Sud de l’Europe et les anciens pays du bloc de l’Est. Le différentiel de salaire entre les pays du Sud et les anciens pays européens était important sans être immense. Ce pouvoir d’achat offrait la perspective de nouveaux marchés, avant même celle de la baisse des coûts de production. Ce différentiel était beaucoup plus important lors de l’ouverture aux pays de l’ex-bloc de l’Est.
Lors de la disparition du bloc communiste, les dirigeants de ces pays sont aux abois : l’effondrement en cours signifie aussi la fin d’une économie souvent spécialisée par pays, où la productivité n’était pas une obsession majeure, tandis que la fin des différents systèmes de protection sociale et des caisses vides nécessitait la création de milliers d’emplois de toute urgence. Les entreprises de l’Ouest sont arrivées avec une solution clés en main : l’implantation à l’Est devait reposer sur des avantages de coût du travail ou fiscal puisque le marché était par nature très limité. La prospérité suivrait tandis que l’Europe en finançant les infrastructures au nom de l’aide aux régions comblerait les manques, dans une politique pseudo-keynésienne, bénéficiant avant tout aux entreprises qui avaient besoin de ces infrastructures pour réexporter la production locale. Les pays de l’Est ont parfaitement compris cette logique : ils ont encouragés des politiques fiscales très avantageuses et ils ont maintenu des lois sociales moins favorables que dans le pays de l’Ouest ou du Sud de l’Europe (de fait ils ont tué les pays du Sud avec de meilleures conditions). Dans la pratique, le développement économique s’est réalisé sur des activités de sous-traitance et une production industrielle à destination de l’Europe de l’Ouest, tandis que se construisait un ersatz (les habitants de ces pays y sont habitués de longue date !) de prospérité autour des grandes villes, avec une économie à deux vitesses. Quelques marchés ont des caractéristiques et des prix similaires aux marchés occidentaux (informatique, télécommunication) tandis que subsiste le règne de la débrouille aux marges élargies du système(ii). Un premier niveau de rapports de forces s’est construit sur la dépendance du personnel politique de ces pays aux investissements des grandes entreprises européennes, en particulier allemandes. Il est tel qu’ils ne peuvent envisager autre chose que de maintenir une compétitivité construite sur la concurrence salariale et fiscale à tout prix, ce qu’illustre la récente baisse du taux de l’impôt sur les sociétés en Hongrie ou Bulgarie. Un deuxième niveau s’est construit sur une alliance de fait entre ces pays et l’Allemagne.
Le gouvernement allemand ne se différencie pas des autres gouvernements européens et il est totalement dépendant du monde économique, dans le contexte particulier d’entreprises tournées vers le haut de gamme et l’exportation dans le monde entier. Dans les instances politiques européennes, l’Allemagne est en mesure d’imposer sa politique, et bénéficie non seulement du soutien de ce que l’on a appelé la zone Mark, mais aussi de celui des nouveaux entrants de l’ex-bloc de l’Est.
Un troisième niveau est interne à l’industrie : dans la logique actuelle de la norme de production, la multiplication des sous-traitants combinée avec un différentiel de prix de revient a affaibli encore les rapports de force entre entreprises dominantes et dominées, tirant les prix demandés à la baisse, pour le plus grand profit des entreprises dominantes. Enfin, dans le patchwork européen, le moins-disant devient la référence vers lequel il faut tendre, du moins en matière fiscale et de coût du travail. Toutes les entreprises sont unanimes pour réclamer de nouveaux avantages en la matière, demandes qui reflètent ce mariage de la carpe et du lapin entre des entreprises dominantes qui bénéficient déjà largement de la situation actuelle et des entreprises dominées pour lesquelles seul un ajustement d’une brutalité sans précédent et destructeur pour le tissu social pourrait combler l’écart avec les pays de l’ex-bloc de l’Est.
C’est le moteur de cette course sans fin vers le moins-disant social et fiscal qui domine le débat dans beaucoup de pays. Nul besoin de plan écrit ou de grandes stratégies pour construire ces rapports de force. Il suffit de quelques croyances partagées qui accompagnent l’évolution des grands référentiels (les normes collectives) et de l’exploitation systématique des opportunités offertes par une Europe sans vision.
Bien sûr, on peut s’attacher à reconstruire la vision de l’Europe, mais en restant très pragmatique, deux mesures peuvent améliorer la situation à court terme : L’interdiction du lobbying (ou la taxation de toutes les dépenses engagées dans ce domaine à 100 %) et l’alignement des salaires et des impôts avant 2020 entre tous les pays de l’UE, avec une marge de variation de plus ou moins 5 % autour d’un taux pivot pourrait déjà constituer un bon début pour une autre Europe.
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(i) Tous ces véhicules particulièrement lourds augmentent les objectifs et font baisser la moyenne, alors que les ventes restent marginales (quelques milliers de voitures électriques, quelques dizaines de milliers de véhicules hybrides), l’impact total est de l’ordre de 1 g pour les millions de véhicules vendus par les quelques constructeurs ayant de tels véhicules au catalogue.
(ii) Là encore, le marché automobile fournit une bonne illustration, pour un nombre relativement proche d’habitants, la Pologne immatricule entre 4 et 5 fois moins d’automobiles neuves, mais trois fois plus de voitures d’occasion, devenant l’un des dépotoirs de fait des voitures polluantes et à bout de souffle de l’Europe de l’Ouest.
» Il va maintenant jouer sur la terreur, la perte de repères, l’identification à lui seulement, la mise en scène…