Billet invité
Alors que la lancinante question de la dette est une fois de plus de retour, mais cette fois-ci de l’autre côté de l’Atlantique, l’économiste Thomas Piketty et l’anthropologue David Graeber publient en France deux ouvrages (*) qui ont en commun de préconiser des solutions radicales. Le premier propose de lever un impôt mondial sur le patrimoine – occasion d’en faire l’inventaire détaillé – le second d’annuler une fois de plus la dette, en se référant à 5.000 ans d’histoire. Tous les deux s’inscrivent dans la perspective mondiale qui s’impose.
Au vu de la dimension qu’elle a progressivement atteinte, la dette est globalement insoutenable, il faudra bien un jour en convenir, même tardivement. La Grèce et le Portugal ne sont pas des cas particuliers, mais l’expression du cas général. Pour preuve, il suffit de remarquer que stopper sa progression est déjà insurmontable pour la première puissance économique mondiale, les États-Unis – seule Angela Merkel parlant de la réduire en Allemagne – et que rien aujourd’hui ne permet d’affirmer sans crainte d’être détrompé que les Européens pourront respecter les objectifs de stabilisation qu’ils se sont fixés. Mais c’est un tabou qu’il faut à tout prix respecter, car le bousculer est trop lourd de conséquences.
Employé par les économistes, le terme « insoutenable » prête d’ailleurs à interprétation : la dette l’est-elle pour des raisons morales ou économiques, ou pour les deux à la fois ? De quel point de vue se place-t-on ? La première option n’est pas sans fondement : dimension morale renvoyant à action politique, le choix se pose concrètement entre la poursuite de l’endettement ou la réduction budgétaire des crédits sociaux, de santé publique et d’enseignement, avec l’Espagne, le Portugal et la Grèce comme meilleures illustrations. S’y apparente, en guise de remède, l’approche de ceux qui veulent faire un tri au sein de la dette à l’issue d’un audit citoyen, pour en extraire ce qui serait « illégitime », résultant de la crise financière et à la charge de ceux qui l’ont suscitée.
La seconde option s’appuie sur un raisonnement déjà validé par les faits : la réduction du déficit engendre la récession, et sans croissance suffisante il n’y a pas de réduction possible de la dette. Et la croissance est malencontreusement en panne pour des raisons un peu mystérieuses sur lesquelles les avis divergent.
Si l’insoutenabilité d’une dette dont l’on ne parvient pas à stopper la progression – et peut-être demain à simplement la rouler, si d’aventure une hausse générale des taux prenait corps – est vouée à être plus tard reconnue, sans autre échappatoire, comment dès lors la restructurer ? Un tri entre les créanciers pourrait alors s’imposer, au gré des rapports de force du moment, déjouant l’argument facile selon lequel une restructuration ruinerait les détenteurs d’assurance-vie et les souscripteurs de fonds de pension. Une instance faisant autorité pourrait moduler la restructuration selon la nature des créanciers pour en protéger certains. La finance a habitué à démêler l’écheveau, les comptes enchevêtrés de Lehman Brothers ont ainsi pu être éclaircis. Ceux de la dette ne sont pas plus complexes.
Certes, les conséquences systémiques d’une restructuration de dette globale auraient l’effet d’une vague de fond sur le système financier, mais cela ne serait-il pas bénéfique si cela aboutissait à réduire drastiquement le volume des actifs financiers, de telle sorte que ceux-ci aient un répondant économique et que leur risque puisse être systématiquement mesuré ? Permettant aux titres de la dette publique d’être à nouveau sans risque, et de fournir par la même les garanties dont les transactions financières ont besoin, et aux établissements financiers des quasi fonds propres ?
Des dispositions sont envisageables pour éviter que cette restructuration ne tourne au chaos. Le temps que les arbitrages soient rendus, afin de répartir les pertes entre les créanciers à la faveur d’échanges de titres suivant leur catégorie, les banques centrales pourraient se substituer au marché – comme elles savent le faire – afin d’éviter les effets d’une brutale hausse des taux (quitte à être remboursées une fois les échanges de titres réalisés). Les établissements financiers qui ne résisteraient pas aux décotes seraient liquidés et leurs éventuels dépôts transférés dans des good banks créées à cet effet et capitalisées par des fonds publics (à la manière du FDIC américain qui opère ces transferts vers des banques saines). Les banques centrales regorgeant de titres de dette acceptés comme collatéral subiraient des pertes qui nécessiterait une recapitalisation. Dans le cas particulier de la Fed, elle serait à la charge des banques commerciales, ses actionnaires, mais dans les autres cas, les États seraient en première ligne. Pourquoi alors ne pas échanger ces titres par de nouveaux titres perpétuels à taux zéro afin de sortir de ce cercle vicieux ? Ce genre de pirouette n’est pas domaine réservé !
Non seulement les propositions de David Graeber et de Thomas Piketty ne se contredisent pas, mais elles sont complémentaires et pourraient même s’enchaîner. Car une fois une réduction de la dette réalisée et le passé apuré, que faire pour ne pas aboutir au redémarrage de la machine à produire de la dette ? Seule la redistribution du patrimoine par l’impôt, ainsi qu’une distribution égalitaire de la nouvelle richesse produite pourraient ensuite l’éviter, ce qui est une toute autre histoire. Un troisième volet s’imposerait en complément : l’interdiction des paris sur les fluctuations des prix, ainsi que Paul Jorion le propose, afin que l’activité financière soit au service de l’économie.
Seules des mesures radicales additionnées sont en mesure d’offrir une issue par le haut à la crise du système.
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(*) Thomas Piketty, « Le Capital au XXIème siècle », Le Seuil
David Graeber, « Dette : 5.000 ans d’histoire », Ed. Les liens qui libèrent
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