LE RÔLE DE LA VERTU DANS LE CHANGEMENT, par Pierre-Yves Dambrine

Billet invité, en réaction au billet d’Un Belge

Il me semble qu’il n’est pas inutile ici d’introduire une notion très ancienne, et quelque peu galvaudée, celle de l’exemplarité. Aristote évoquait la vertu sans laquelle aucune politique digne de ce nom n’aboutit. Il notait d’ailleurs à propos de la philia que la personne dont le statut social est élevé pouvait avoir pour ami un homme de condition inférieure, mais à la condition que le premier ait une vertu supérieure au second. On reconnaît là bien sûr le principe de proportionnalité présent dans toute l’oeuvre du stagyrite (Ethique à Nicomaque, VIII,15). Il faut préciser que la vertu pour Aristote s’incarne au plus haut point chez celui qui est capable de raisonner, c’est-à-dire d’atteindre l’universel, j’ajouterais, de proposer un nouvel odre des raisons dans ce cadre de l’universalité, si bien que l’amitié « des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu » est plus parfaite que celle fondée sur le plaisir ou l’utilité (Ethique à Nicomaque, VIII, 4, 8).

La transmissibilité de la compréhension de nos actions à un niveau supérieur, à d’autres, au plus grand nombre, autrement dit le travail sur les représentations indispensable pour changer de cadre, trouve une sérieuse limite lorsque ceux qui prônent le changement, surtout ceux qui ont un statut social supérieur, ne mettent pas leur comportements au jour le jour et visibles de tous, en adéquation. Nous avons tous en tête des exemples d’hommes politiques et d’intellectuels qui prônent de nouvelles pratiques et agissent en contradiction avec celles-ci, compromettant alors sérieusement leur crédibilité.

Faire surgir, élaborer de nouvelles représentations est indispensable, décisif même, car comme le montre bien le texte de Un Belge, la prise de conscience est toujours accompagnée d’une nouvelle représentation de la réalité, d’une situation dans laquelle on est impliqué. Mais nous avons besoin aussi du témoignage des hommes et femmes exemplaires, de toutes conditions, qui par leur action et leur comportement donnent déjà une consistance, une réalité concrète, à ce qui apparaîtra plus tard à tous comme la nouvelle norme.

Nous aurions tort de négliger leur radicalité exemplaire, en parole et en action, au motif qu’il nous faudrait d’abord rallier à notre cause les puissants et les tièdes, ceux qui n’ont fait que la moitié du chemin pour envisager l’autre cadre. Bref, la naissance du nouveau monde ne viendra-t-elle pas aussi bien du basculement des tièdes et d’une partie des puissants dans le camp des « convertis », que des « convertis » eux-mêmes qui devraient alors être plus et mieux reconnus pour ce qu’ils sont, des témoins et des précurseurs, par leur façon d’être et de vivre, d’un monde meilleur à venir ?

Moralisme, me dira-t-on peut-être à la lecture ces lignes. J’entends bien qu’il faille construire le nouveau cadre institutionnel dans lequel seront encouragés de nouveaux comportements et bannis les plus nuisibles. Mais encore faut-il que toutes les manifestations et caractéristiques du cadre actuel qui le rendent insupportable, non viable, soient dénoncées en tant que telles par les plus remuants d’entre nous, sans quoi le monde de demain risque fort bien d’être à la mesure de certains de nos compromis, autrement dit à la mesure d’inégalités non compensées, pour revenir à Aristote.

Il est vrai aussi que le bon rapport entre compromis et radicalité pour oeuvrer à la transformation n’est inscrit nulle part. Qu’il sagit aussi de le penser.

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