Billet invité
Petite leçon de la mi-journée… Le train qui doit m’emmener à Bruxelles part à 12h41. Il est 12h35 et je cherche désespérément une place pour me garer, au terme d’une matinée (trop) bien remplie. Si je manque ce train, je serai en retard à mon rendez-vous de 14h00. Devant moi, une vieille dame roule au pas, peu à son affaire, cherchant visiblement son chemin. Je contiens une furieuse envie de lui envoyer quelques coups de klaxon meurtriers.
Spontanément, j’applique à la situation ma grille de lecture n°1 : cette dame constitue un problème. Sa mauvaise conduite (dans tous les sens du terme) constitue un obstacle à la libre réalisation de mes projets, par ailleurs si intéressants pour moi-même et la collectivité. Selon cette logique, j’ai le droit de faire pression sur cette dame, pour l’amener à prendre conscience qu’elle se comporte d’une manière inadéquate (un bon coup de klaxon n’a jamais tué personne, pas vrai ?)
Après quelques secondes, m’apparaît une grille de lecture n°2 : cette dame est elle-même aux prises avec une difficulté à résoudre, tout comme moi. Elle cherche son chemin comme je cherche une place. Je ne suis pas fondé à la rayer de la carte routière. Si telle est mon intention, alors le problème vient de moi, qui suis alors incapable d’admettre, comme dirait Lacan, que « Le Réel, c’est ce qui cloche » (sans parler, bien entendu, des raisons qui m’ont conduit à me rendre à la gare à la dernière minute).
La grille de lecture n°3 émerge plusieurs minutes plus tard (devant un café, après avoir finalement manqué le train) : cette dame et moi-même sommes deux occidentaux du 21ème siècle pris dans les nœuds d’une circulation automobile urbaine, saturée et condamnée à disparaître, du moins sous sa forme actuelle. Au-delà des contingences qui nous ont poussés à prendre la route ce midi, et qui nous sont propres, nous sommes deux éléments d’un problème beaucoup plus vaste, d’un autre ordre que nous-mêmes, et qui nous englobe.
Cette perception de la situation à travers la grille de lecture n°3 est fugace. Il s’agit d’une prise de conscience que nous sommes tous les deux, cette dame et moi, « pris dans quelque chose qui nous dépasse ». Mais c’est une prise de conscience limitée et fluctuante, qui ne nous empêchera pas demain de reconduire (c’est le cas de le dire) notre alliance avec un mode de vivre et de se mouvoir intenable à moyen terme. Cette prise de conscience ne s’est pas encore incarnée en nous de manière à modifier définitivement nos comportements. Disons que nous en restons à une « conscience abstraite » de notre place dans le monde…
Il me semble que la grille de lecture n°1 est de loin la plus commune aujourd’hui dans ce qu’on nomme, sans rire, « le monde développé ». Au contraire, l’émergence (ou la réémergence) de la grille de lecture n°2 ne va pas de soi. Elle suppose souvent une longue suite d’applications insatisfaisantes de la grille de lecture n°1. Cela a lieu principalement au cours d’expériences individuelles. Rien n’indique que ces expériences soient transmissibles, ou qu’elles puissent modifier une collectivité entière. Rien n’indique non plus que le passage d’une grille de lecture de type 1 à une grille de lecture de type 2 soit irréversible.
Quant à la grille de lecture n°3, elle est encore d’un autre niveau : elle consiste en une sortie du cadre posé par les grilles de lecture 1 et 2… D’ailleurs, elle m’est apparue bien après les deux premières, et seulement après que j’aie définitivement renoncé à prendre mon train. Il s’agit d’une « percée », si l’on veut… mais ici encore vécue sur un mode individuel, pas forcément transmissible et, comme on l’a vu, volontiers fugace.
Pour aller au fond des choses, il faudrait ici se replonger dans la théorie des niveaux d’apprentissage évoqués par Gregory Bateson, père de l’« écologie de l’esprit ». Il faudrait aussi, à la suite de Bateson, se poser une question subsidiaire : existe-t-il une grille de lecture n°4, d’un ordre plus complexe encore, qui serait à la grille numéro 3 ce que la grille numéro 3 est aux grilles numéro 1 et 2?
L’enjeu de tout cela est tout sauf anodin : il s’agit de savoir ce qu’on peut attendre de soi et des autres en matière de prise de conscience, en matière d’altruisme… et en matière de partage de l’espace vital, à la surface d’une planète de moins en moins hospitalière.
Beau projet pour une « start-up » ! Elon Musk n’aurait pas 8 millions d »€ pour éliminer un concurrent encore plus radical…