Voici le texte intégral de l’interview donnée à PC World pour son dossier sur la monnaie virtuelle Bitcoin
– Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs, en deux mots ?
Oui bien sûr, je m’appelle Paul Jorion, j’ai une formation d’anthropologue et de sociologue, j’ai travaillé 18 ans dans la finance où j’ai fait partie de la première génération de rédacteurs de logiciels, de celle aussi de rédacteurs d’« algos » mettant en oeuvre des stratégies de trading sur les marchés à terme. Travaillant dans le secteur des subprimes aux États-Unis, j’ai pu annoncer la venue de la crise dans un livre intitulé La crise du capitalisme américain (2007).
– On entend beaucoup parler de ces nouvelles monnaies « virtuelles », n’est-ce pas l’essence d’une monnaie d’être virtuelle et basée sur la confiance des usagers ?
Le mot « virtuel » est trompeur : toute monnaie est réelle ou bien elle n’existe pas en tant que monnaie. Si une monnaie était simplement « virtuelle », elle ne serait pas une monnaie : il faut que chaque centime compte « pour de vrai ». Je crois que par le mot « virtuel », ceux qui l’emploient veulent dire « électronique » : que ses opérations se font essentiellement électroniquement. Dans ce sens là, il faudrait dire qu’un livre qu’on lit sur une tablette est « virtuel ». Là non plus je ne pense pas que ce soit vraiment le mot qui convient. Dire qu’une monnaie est « électronique », c’est renvoyer à son support : dans ce cas-ci, c’est une suite de 0 et de 1 sur un disque dur, dans d’autres cas, ce sont des métaux précieux, du papier, des coquillages dans certaines sociétés, etc.
Quant à être fondée sur la confiance, non, ce n’est pas vrai de toutes les monnaies, c’est vrai des monnaies que nous appelons des « monnaies fiduciaires », c’est-à-dire précisément « fondées sur la confiance », comme la monnaie papier que nous utilisons aujourd’hui, mais ce n’est pas vrai des anciennes monnaies faites uniquement de pièces métalliques qui valaient exactement le montant qui était mentionné dessus par le poinçon. Celles-là étaient ce qu’on appelle des « monnaies-marchandises », et elles ne réclamaient aucune confiance particulière, sauf s’il y avait falsification de la marchandise : si le prétendu or était en réalité du laiton par exemple. Parce qu’on pouvait prendre un ensemble de pièces valant, disons, 1 000 euros, les fondre, et aller revendre le lingot créé pour le même montant exactement de 1 000 euros. Donc pas de confiance nécessaire ici : la monnaie est en même temps une marchandise qui vaut exactement ce qui est poinçonné dessus comme étant sa valeur. Ce n’est pas le cas d’un billet de 50 euros, dont la valeur au prix du papier est peut-être de 2 centimes. Pour l’accepter en paiement il faut que chacun fasse confiance au fait qu’il sera accepté en paiement d’un objet ou service dont le prix est 50 euros. Pour cela il faut qu’il y ait tout un dispositif autour : une banque centrale qui émet la monnaie et la retire de la circulation, une police pour aller interroger le commerçant qui refuse un billet de 50 euros en paiement d’une chose valant 50 euros, une police qui poursuit les faux-monnayeurs, des juges qui jugent les faux-monnayeurs et les mettent en prison, des gardiens qui s’arrangent pour qu’ils y restent, etc.
– En quoi une monnaie comme Bitcoin diffère-t-elle des autres en vigueur, c’est-à-dire celles contrôlées par les banques nationales ?
La réponse est claire d’après ce que je viens de dire. D’abord ce n’est manifestement pas une monnaie-marchandise : étant une monnaie électronique il n’y a rien de « dur » derrière un Bitcoin qu’on pourrait aller revendre au poids ou à la pièce si la confiance devait disparaître. Mais est-ce alors une monnaie fiduciaire ? Oui au sens où il faut lui faire confiance si on veut l’utiliser, mais on voit tout de suite le problème qui se pose : il y a bien un algorithme dans le réseau d’ordinateurs qui gèrent et émettent de nouveaux Bitcoins (ce qu’on appelle le « mining »), mais il n’y a pour le garantir ni police, ni magistrats, ni geôliers, et du coup, c’est une proie toute désignée pour les bandits qui la hackeront, qui la manipuleront à la hausse ou à la baisse par rapport aux autres devises, qui l’utiliseront pour recycler de l’argent sale.
Le problème du Bitcoin, c’est exactement celui d’un ensemble d’amis qui décideraient de régler les transactions entre eux avec des billets de Monopoly : tant que tous jouent le jeu, cela marche, mais le jour où il y en a un qui réclame que tous ceux qui lui doivent de l’argent le règlent dans une vraie monnaie et refuse de payer ses propres dettes en disant : « Ce n’est que de l’argent de Monopoly ! », la partie est finie !
Dans les monnaies fiduciaires, il y a des « monnaies-on-joue » et des « monnaies-on-ne-rigole-pas ». Si vous n’êtes pas sûr à laquelle vous avez affaire, trichez et regardez ce qui se passe : si vous vous retrouvez en prison, c’est une « monnaie-on-ne-rigole-pas » !
– L’accès à BitCoin n’a pas l’air des plus simples pour le commun de mortels, le principe est-il réservé à une élite ?
Il faut un « portefeuille électronique », il faut savoir comment l’utiliser, mais c’est comme un smartphone. Je ne crois pas que le problème soit là.
– Il ne semble pas plus évident, si l’on possède des BitCoins, de les dépenser, en fait, on pourrait aller jusqu’à se demander si tout cela sert vraiment à quelque chose, qu’en pensez-vous ?
Vous posez la question de savoir si on a besoin d’autres monnaies que celles qui existent déjà. Personnellement, je ne le crois pas : pour pratiquement tous les usages, une monnaie suffit. Si on veut encourager les gens à acheter des marchandises produites près de chez eux, on peut bien sûr créer une monnaie locale : ça aide la communauté et ça réduit les coûts de transport. Si on veut encourager les gens à dépenser plutôt qu’à thésauriser, on peut rendre la monnaie locale « fondante » : que sa valeur baisse avec le temps qui passe, etc.
Ceux qui préconisent le Bitcoin font un pari : qu’une monnaie fiduciaire peut exister sans État pour la garantir : qu’on peut créer une « monnaie-on-joue » que les gens traiteront quand même comme une « monnaie-on-ne-rigole-pas ».
Sans État, il n’est pas nécessaire évidemment de payer des taxes sur les transactions, mais on se prive aussi de la police, des magistrats et des gardiens de prison qui prennent soin des faux-monnayeurs. On ne paie pas de taxes, c’est formidable, mais en même temps on est beaucoup plus exposé à toute forme d’arnaque, c’est un choix qu’on fait.
Les esprits méfiants (ceux qui ont joué au Monopoly et qui en gardent un mauvais souvenir !) y voient une monumentale escroquerie en préparation : quand beaucoup de gens seront en confiance, certains qui se préparent à ça, fermeront soudain la boutique et rafleront la mise. Ce n’est absolument pas à exclure, et c’est très tentant pour ceux qui vivent aux dépens de gogos puisque les victimes ne pourront même pas aller se plaindre à la police qui leur dirait : « Bitcoin » = « argent de Monopoly ».
– Pourrait-on imaginer un jour un individu lambda effectuer l’intégralité de ses transactions en BitCoin ?
S’il a en face de lui des contreparties qui sont prêtes à le faire aussi pour tout ce qu’il a envie d’acheter, oui. Mais dans ce cas-là, je crois que le Bitcoin aura tout simplement remplacé les monnaies actuelles.
– Rationnellement, qu’aurait-on à y gagner ?
Selon moi, rien du tout !
– Beaucoup parlent d’une bulle, d’une tendance passagère et d’un principe qui disparaîtra aussi vite qu’il est arrivé. Ont-ils complètement tort ?
Non, il n’ont pas tort : une bulle a déjà eu lieu, suivie d’un krach. Le Bitcoin valait 14 dollars au début de l’année, il est monté ensuite à 266 dollars avant de crasher à 110 dollars. En fait il est une simple bulle : dans la tulipomanie en Hollande au 17ème siècle, il y avait quand même une marchandise : les bulbes de tulipe. Avec le Bitcoin, il y a une bulle sur des billets de Monopoly dont les promoteurs disent que c’est une « monnaie-on-ne-rigole-pas ». Est-ce que vous êtes prêt à les croire ?
Quand vous lisez des interviews de promoteurs du Bitcoin, vous voyez que la plupart sont des patrons de boîtes de nuit, des joueurs professionnels de poker, etc. Ce qui les intéresse, ce n’est pas la monnaie en soi : ce sont les jeux que le Bitcoin permet de jouer. Ce sont des gamins facétieux.
– Finalement, tout cela ne serait-il pas plus symbolique qu’autre chose, une sorte de système monétaire militant ?
Les porte-paroles du Bitcoin sont en effet des militants : ils s’affirment libertariens. Ils veulent abattre l’État qui est pour eux l’ennemi. Le Bitcoin est un symbole de leur combat.
– Le grand public n’est pas forcément conscient de l’existence de ces monnaies et n’en entend pas forcément parler en bien, faut-il changer les mentalités à ce sujet ?
C’est une curiosité. L’idée est intrigante : peut-on transformer une « monnaie-on-joue » en une « monnaie-on-ne-rigole-pas », sans police, seulement par la méthode Coué ? Pendant un certain temps peut-être, mais tout cela reste fondamentalement une pyramide, une « cavalerie », une « machine de Ponzi » comme on dit aujourd’hui, qui fera un jour ou l’autre des malins qui auront gagné et des gogos qui auront perdu. À moins bien sûr que le Bitcoin ne devienne une monnaie réglementée, c’est-à-dire protégée par un système légal et judiciaire.
– La sécurité des transactions BitCoin a souvent été dénoncée ces derniers mois, le système semble dangereux, si l’on se réfère à ce qu’on lit, qu’en est-il exactement, selon vous ?
Oui, comme je l’ai dit : sans police pour assurer les arrières, on pousse la confiance vraiment très loin.
– Quand on dit que BitCoin sert avant tout au blanchiment d’argent sale, qu’en pensez-vous ?
C’est sa fragilité : sans protection, le système sur lequel il repose est très exposé à être récupéré par des bandits. Si l’État n’est pas là pour y assurer un peu d’ordre – et ses organisateurs refusent par idéologie de s’occuper de cela – c’est une mafia qui remplacera et prendra le contrôle : l’ordre régnera mais elle lèvera aussi des impôts pour se dédommager, on connaît le système, et on regrettera probablement l’époque où il suffisait de payer une taxe ! Ce sont des gamins, je l’ai dit, il y a beaucoup de naïveté dans tout ça !
– Pensez-vous que les banques établies craignent les monnaies virtuelles, pourraient-elles tenter de les affaiblir ?
Non, c’est un jeu, et un jeu risqué pour celui qui mettrait là son argent. Les gouverneurs de banques centrales et les directeurs de banques peuvent dormir sur leurs deux oreilles : ils ne sont pas menacés du chômage par le Bitcoin !
– Et les États, vont-ils lutter contre ?
Si cela continue d’être un jeu avec de l’argent de Monopoly, non, mais si ce sont des mafias qui se mettent à contrôler ces monnaies, il faut espérer que pour notre bien à tous, les États auront envie de s’en mêler !
Merci !
C’est vrai qu’il faudra aussi compter avec cela : … » La dernière fois qu’elle s’était présentée, en 2016, Jill…