Billet invité
Le Financial Times du lundi 30 septembre se fait l’écho des inquiétudes de Jens Weidmann devant la fragilité croissante du système bancaire européen. Responsable de la solidité des banques et de l’euro devant les institutions politique allemandes, comptable de la réalité des actifs financiers auxquels s’adosse l’épargne des citoyens allemands, le Président de la Bundesbank et membre du Conseil de la BCE, ne peut que douter de la capitalisation réelle des banques de la zone euro par rapport aux capitaux propres qu’elles affichent dans leur bilan.
Les marchés d’actifs financiers montrent que, contrairement au discours lénifiant des gouvernements de la zone euro et de la BCE, le système bancaire continue d’accumuler des pertes en prêtant aux États l’argent qu’elles reçoivent de la BCE. Pour ne pas révéler la faillite dont il n’est pas sorti depuis l’effondrement systémique des subprimes en 2008, le système bancaire mondial emprunte des liquidités aux banques centrales à des taux d’intérêt arbitrairement bradés. Au lieu de constater les pertes accumulées par la spéculation libre instaurée depuis la dérégulation financière des années 80, les banques centrales prêtent gratuitement aux banques pour les dispenser de vendre au prix réel les actifs toxiques immobilisés dans leurs comptes.
Depuis la faillite de Lehman Brothers, le marché interbancaire de la monnaie est gélé : personne ne connaît le prix réel raisonnable des actifs financiers que les banques portent dans leur bilan en contrepartie des passifs qu’elles doivent à l’économie réelle et aux citoyens. Les banques centrales jouent donc nominalement leur rôle de garant de la liquidité bancaire : mais au lieu d’exiger des banques qu’elles isolent dans leur bilan des titres de crédit et d’investissement dont le prix réel soit avec certitude au moins égal au prix nominal des liquidités empruntées, les banques centrales admettent en collatéral des titres dont le prix réel n’est pas vérifiable voire explicitement falsifiable.
Dans la zone euro, les actifs financiers dont le prix est le plus facilement et le plus utilement falsifiable sont les titres de dette publique des États membres. Jens Weidmann en fait le constat explicite et en appelle à des règles nouvelles pour mettre un terme à la destruction de l’euro par le système financier mondial. La raison fondamentale de ce siphonnage de la valeur réelle des monnaies par les banques tient à la construction même des monnaies et de l’euro dont les États de droit sont exclus en principe et en pratique.
Concrètement, le Président de la Bundesbank et membre du Conseil de la BCE, voit l’accumulation de titres publics dans les comptes de collatéralisation de la BCE dont le prix réel coté sur le marché financier libre ne correspond pas au total des allocations de crédit central consenties aux banques. Dans le même temps, les titres publics s’accumulent à l’actif des bilans bancaires comptabilisées au prix nominal en vertu de la réglementation officielle et non au prix réel du marché de la liquidité interbancaire.
Par application des normes comptables internationales et des règles de la liquidité monétaire en euro, les actifs bancaires sont surévalués alors que les passifs bancaires sont légalement intangibles au crédit des épargnants et déposants. La finance bancaire est explicitement déconnectée de la réalité juridique et économique. Sous l’angle du droit et de l’économie positive, le mensonge financier est patent. La Bundesbank voit bien que la vérité va surgir : elle voudrait donc que les banques européennes aient plus de fonds propres pour éponger les pertes qui seront inéluctablement révélées sur les titres de dette grecque, portugaise, espagnole, italienne et même française.
Dans la mesure où les Allemands ne considèrent pas que la monnaie qu’ils utilisent soit construite sur le mensonge, le Président de la Buba signale que sa position est intenable dans la zone euro. Depuis 30 ans, la libéralisation financière a laissé aux seuls banquiers centraux et banquiers privés la responsabilité de l’ajustement des crédits à la production de richesses réelles. Les banquiers élaborent entre eux la réglementation qui permet d’évaluer en droit le prix de leurs actifs et des revenus financiers qu’ils génèrent.
Tout a donc été construit pour que les marchés nominalement libres produisent les prix et les variations de prix qui justifient et prouvent l’équilibre et la rentabilité des banques quelles que soient leurs facultés réelles d’anticipation. La manipulation des marchés par les banques ne pose aucun problème : elles font crédit aux acteurs de l’économie réelle qui achètent les actifs au prix où elles décident de les vendre. Parmi les acteurs réels les plus facilement manipulables figurent les États dont les gouvernements achètent les électeurs avec des déficits et des montages financiers qui masquent le prix réel en impôts des politiques publiques.
La technocratie de l’euro a poussé l’irrationalité financière à sa limite de rupture politique. Avant la monnaie unique, les politiques publiques non financées par l’économie réelle sont sanctionnées par la dévaluation. Le franc s’est constamment dévalué face au mark pour que les politiques français financent le modèle social français sans lever les impôts correspondants. L’euro a été conçu pour que les gouvernements nationaux se financent avec la liquidité des déséquilibres économiques sans obligation de reddition de comptes véridiques.
Avec l’euro, les banques allemandes et françaises achètent le démantèlement des droits sociaux et des investissements publics en Allemagne et en France contre l’adossement des déficits français aux excédents allemands d’épargne ; lesquels déséquilibres internes et externes sont mécaniquement construits par la désindustrialisation imposée aux pays qui rémunèrent et protègent le travail aux dépens de l’accumulation nominale de capital financier.
En toute rigueur économique et comptable, la Bundesbank dit qu’il faut commencer à envisager que les titres publics portés à l’actif des banques en prix nominal, soient évalués à des prix plus cohérents avec l’économie réelle des États de la zone euro. Cela signifie qu’il faut provisionner davantage de pertes en diminution des capitaux propres bancaires ; donc que de riches créanciers des banques logés dans les paradis fiscaux en deviennent des actionnaires ; donc que le capital des banques soit de vraies primes d’assurance systémique du crédit aux mains d’investisseurs responsables.
En d’autres termes, que le Président de la Bundesbank n’emploie pas pour ne choquer personne, il va falloir que les riches épargnants européens et étrangers qui ont accumulé des créances spéculatives sur l’économie européenne à coup de délocalisation, d’optimisation fiscale et de dumping social légaux grâce au marché et à la monnaie uniques, paient sur leur capital financier les destructions qu’ils ont infligées au capital productif réel de la société européenne.
Instaurer une décote provisionnée en capital sur les titres publics détenus par les banques en couverture de la liquidité empruntée en euro, revient à affirmer que l’euro n’est pas viable si les États de la zone euro ne sont pas capitalisés par les banques à hauteur du crédit réel des politiques publiques. Pour que le capital en euro qui viendrait en garantie des dettes publiques rachetées par les banques soit objectif, négociable et non aliénable au profit des intérêts privés qui ne prennent pas de risque, il faut construire un vrai marché monétaire en euro.
Jens Weidmann suggère que l’Europe en finisse avec l’irresponsabilité des politiques et des banquiers. Un vrai marché monétaire en euro est une chambre de compensation centrale où chaque État de la zone, mais aussi tout État étranger en relation avec la Zone, chaque banque centrale y compris la Fed, chaque banque, soit inscrit et visible par un compte personnel en capital et un compte personnel en crédit. Pour chaque emprunteur ou prêteur en euro, le compte de capital doit se compenser avec le compte de crédit par des règles publiques transparentes de couverture du crédit par le capital.
Les règles par lesquelles on impute sur le capital passif d’un État ou d’une banque les profits et pertes générées sur le capital réel ou sur les engagements de crédit ne peuvent pas être laissées aux banques ni aux États nationaux. La démocratie et l’euro sont irrécupérables tant que les Européens ne se dotent pas d’un État confédéral responsable de la régulation d’un marché monétaire commun. Le capital en euro des États et des banques doit être la garantie de leur efficacité politique et économique en égalité juridique et financière des droits de la personne publique ou privée.
« Qui peut le plus peut le moins » avait dit jadis Aristote. En appliquant ce principe il est normal que certains…