rtbf, Matin première, « Fortis, cinq ans déjà », lundi 30 septembre de 7h45 à 8h00

Je me suis entretenu avec Bertrand Henne.

La vidéo est disponible ici.

L’invité : Paul Jorion 30/09

Ce lundi, Bertrand Henne reçoit l’anthropologue et économiste, Paul Jorion. Il est également commentateur critique du système financier cinq ans après le naufrage de Fortis.

Retranscription :

BH : – Cela fait cinq ans qu’au sortir d’un week-end, la banque Fortis était sauvée des eaux par l’État, première victime européenne de la crise des subprimes et de la chute de Lehman Brothers, la grande banque américaine. Too big to fail, trop grand pour tomber, Fortis a entrainé l’État belge dans la tourmente, ce qui a débouché sur la vente à BNP Paribas, vente toujours contestée par certains aujourd’hui d’ailleurs. Il y a cinq ans aussi, et là c’est jour pour jour, le 30 septembre, à 5h du matin, l’Éta t belge, et l’État français présentaient un premier accord pour refinancer Dexia, elle aussi à l’agonie. Cinq ans après, aucun épargnant belge n’a perdu de l’argent, PNB Paribas Fortis est toujours là, l’État belge est actionnaire de BNP, propriétaire de Belfius, le rejeton de Dexia, est-ce que, cinq ans après, la situation est sous contrôle ?

PJ : – Pas vraiment parce qu’on a choisi des solutions qui font tenir mais on a adopté véritablement des solutions du désespoir, c’est-à-dire que pendant qu’on soutient le secteur bancaire un peu comme du semblant et avec des menaces, comme ce qui se passe à Chypre, c’est-à-dire qu’un jour ou l’autre on risque quand même de nous dire que cet argent qu’on a sur les comptes en banque on en a besoin parce qu’on n’a pas d’autre possibilité, mais, en arrière-plan, ce qu’on a fait aux États-Unis surtout mais également en Europe, c’est systématiquement affaiblir le système monétaire alors que la finance repose entièrement sur ce système monétaire.

BH : – C’est-à-dire qu’on a comblé un déficit, un trou béant creusé par les banques ? On remplit encore ce trou aujourd’hui ?

PJ : – Oui. Parce que si c’est monétaire, c’est fait pour faire la chose suivante : il y a une richesse qui se développe dans un pays quand tout va bien, sinon elle s’effondre, mais il faut que la banque centrale régule l’argent qui se trouve dans le système, c’est-à-dire que quand il y a de la richesse qui a été créée, véritablement créée à partir de rien, par exemple parce qu’on a planté des choses et que ça a poussé, il faut à ce moment-là qu’on injecte de l’argent supplémentaire dans le système. Quand le système se dégrade, qu’on est en période de récession, il faut enlever de l’argent qui correspond, or, ce qu’on a fait et ce qu’on fait maintenant depuis 2008, essentiellement depuis 2009 aux États-Unis, à partir de 2011 en Europe avec ce qu’on appelle le LTRO qui est un plan où l’on crée de l’argent en réalité, non pas parce qu’une richesse a été créée mais parce qu’on en manque et parce qu’il y a un trou et qu’on est obligé de mettre quelque chose dans le trou.

BH : – Et ça ce n’est pas tenable à long terme ?

PJ : – Ah non, ce n’est absolument pas tenable à long terme. Alors les gens vous disent : oui mais il n’y a pas encore d’hyper inflation maintenant, mais ça ne veut pas dire que ça n’apparaitra pas demain. Cela crée des tensions à la fois de déflation dans le système et à la fois d’inflation. C’est-à-dire qu’il y a deux tendances qui poussent en des directions opposées et que se passe-t-il dans ce cas ? Ou bien ça casse, ou bien ça se met à faire des fluctuations qui sont absolument déréglées. Ce qui risque de se produire en premier, c’est effectivement des fluctuations : tout à coup ça va être une déflation, le lendemain ça va être une hyper inflation. Je vous dis, c’est une mécanique, une montre suisse en temps normal, quand tout va bien. Alors on imprime, comme les Américains le font maintenant, on imprime quatre milliards de dollars nouveaux qu’on injecte dans le système. Et quand M. Bernanke, à la tête de la federal reserve, a dit qu’il fallait peut-être baisser un petit peu ces huit milliards par jour parce que simplement on enlève trop d’obligations qui sont utilisables dans le système. Par ailleurs, il a simplement dit ça. Les taux obligataires ont monté, les marchés boursiers sont effondrés, le marché en Inde s’est absolument effondré, rien que de dire qu’on va peut-être injecter un peu moins que huit milliards de dollars par jour, ça a suffi à dérégler complètement le système, il ne peut même pas dire ça.

BH : – Le monde financier est sous baxter ?

PJ : – Tout à fait et là réserve de liquide à mettre dans le baxter est en train de diminuer rapidement.

BH : – Alors revenons à la situation belge. Donc l’État est propriétaire de Belfius, la banque issue de Dexia, on est actionnaire principal de BNP Paribas, on garantit plus de 40 milliards d’euros d’actifs de l’ex-Dexia, etc. Donc l’État belge est très impliqué dans son système bancaire, est-ce que ça vous inquiète ? Parce qu’on l’a redit, pour l’instant aucun épargnant n’a perdu un euro directement, en tout cas dans cette crise, à moins qu’il ait fait de mauvais placements, en tout cas sur les comptes épargne, il n’a rien perdu. L’addition est reportée pour plus tard ?

PJ : – Elle est là. Les 40 milliards qu’il faudra payer parce que la situation ne s’arrange pas dans ce domaine-là. Ce sont des opérations extrêmement risquées, c’était des choses qui ne fonctionnaient que quand la situation économique et financière était à 100% de sa bonne santé, dès qu’il y avait la moindre dégradation, ce système ne marchait pas du tout. Alors quelle responsabilité ? Il y a une responsabilité de la part des dirigeants des banques qui ont accepté d’aller dans cette voie de dérégulation, de privatisation qui était une tentative délibérée d’aller dans ce type de direction. Malheureusement, il y a la réalité aussi et la réalité a montré qu’on ne pouvait pas faire ça. Il faut ajouter un élément supplémentaire, c’est que la manière dont fonctionnaient tous ces produits financiers, notre compréhension de ça reposait quand même sur des théories économiques et financières entièrement fausses. On le sait maintenant. C’est-à-dire qu’on n’avait pas une compréhension suffisante non plus de la manière dont ça marchait.

BH : – Le président du Conseil d’administration, Maurice Lippens, disait justement ne pas être au courant de la gravité de la situation de la banque Fortis il y a cinq ans donc et prétend avoir découvert trop tard les vraies données quelque part, la fragilité de sa banque. Est-ce que vous le croyez ? Est-ce qu’il a pu ne pas savoir ou est-ce que simplement, on sait qu’il y a un procès en cours, il se décharge un peu sur les autres ?

PJ : – Je ne sais pas quelle est la réalité mais malheureusement il est possible qu’il n’ait pas su parce qu’il faut bien savoir que dans ce milieu bancaire, les gens qui sont à la tête de ces entreprises sont souvent des gens qui viennent du secteur commercial, c’est-à-dire qu’on vend ou qu’on achète des produits sans nécessairement comprendre comment ils marchent. Il y a un mystère quand même avec Fortis : c’est qu’au moment où le marché des subprimes s’effondre, en février 2007, on est un an avant, les achats principaux en subprimes c’est dans les cinq mois qui suivent alors là il y a une déconnexion qui est totale mais elle n’est pas inattendue entièrement parce que si vous prenez l’exemple de la banque qui avait la meilleure équipe d’analyse financière de ces produits, c’est UBS, l’union des banques suisses. Les gens comme moi attendaient le rapport hebdomadaire…

BH : – À l’époque vous travailliez dans une banque aux États-Unis et vous aviez prévu plus ou moins la crise des subprimes, vous aviez dit en tout cas que c’était dangereux.

PJ : – En 2004, 2005, oui. On attendait ces rapports hebdomadaires de l’équipe de recherche d’UBS, c’était parfait, on voyait exactement ce qui se passait et UBS, pendant ce temps-là, la banque elle-même achetait les produits que son équipe de recherche disait qu’il ne fallait absolument plus toucher. Il y a une déconnexion totale. Si je peux encore donner un autre exemple… Je travaillais à une époque à Wells Fargo, en Californie, à San Francisco et le service marketing me dit la chose suivante : venez, il y a un produit qu’on veut lancer. Je me présente devant cette équipe de marketing et je demande ce qu’est ce produit et elle me répond que c’est un prêt et qu’à la demande du client, on peut passer d’un taux flottant à un taux fixe. Je leur demande si c’est faisable et ils disent que oui, qu’ils ont fait un sondage d’opinion, que les clients sont pour et que d’ailleurs la brochure est déjà imprimée. C’est-à-dire que ces gens n’avaient pas la moindre idée qu’il y avait là peut-être un problème, un véritable casse-tête sur le plan financier, que peut-être mathématiquement ce n’était pas possible mais ils n’en ont pas la notion, on vend ça comme des tubes de dentifrice ou des brosses à dents, on ne se rend pas compte qu’il y a là quelque chose qui a un fonctionnement intérieur.

BH : – Est-ce que ça a changé, parce qu’en attendant il y a eu la crise, est-ce que ça a été un avertissement pour la direction et la manière dont sont gérées les banques ? Il y a eu en Europe une série de réformes notamment sur la supervision bancaire, en Belgique aussi, est-ce qu’on peut se dire que ces pratiques-là, ces manières de se projeter dans l’avenir ont changé ou pas ?

PJ : – Elles n’ont pas changé, quand vous regardez ce qui s’est passé chez JP Morgan, il y a ce fameux scandale de la baleine de Londres comme on dit, ça s’est passé après la crise. C’est-à-dire que non, ce sont des produits qui quand tout va bien rapportent beaucoup d’argent, et maintenant on en a la preuve, quand ça ne marche pas, on ne perd pas d’argent non plus parce que les États viennent et s’endettent autant qu’il faut, c’est-à-dire en demandant aux contribuables d’intervenir quand c’est le cas ou bien on met des rustines en espérant, on touche du bois tous les jours que Dieu fait, mais non, ce n’est pas viable, malheureusement quand on le voit, quand il y a des mesures qui ont été mises au point pour empêcher que ce genre de chose ne se reproduise, par exemple l’effondrement du mois de septembre 2008, et bien non, il y a des blocages , les lobbys bancaires disent non, on ne le veut pas. Et aux États-Unis, la commission qui a proposé des mesures pour empêcher que la crise ne se reproduise de la même manière qu’en 2008, ça a été bloqué parce qu’il y a un vote majoritaire contre.

BH : – L’année prochaine, le PIB belge devrait croître d’un peu plus d’1%, certains au sein de l’exécutif fédéral parlent de début d’une embellie, du début d’une sortie de crise, est-ce qu’on est quand même dans cette crise, comme vous dites, où il y a eu des soubresauts, des récessions, dans une phase de retour et de stabilisation ?

PJ : – On ne peut même pas dire ça parce que dans les situations actuelles, où l’on permet encore qu’entre 70% et 80% des activités financières soient de pures spéculations, on a un système parasite qui est sur le dos du système économique et qui peut pomper quasiment la totalité. Un chiffre a été cité par Joseph Stiglitz l’autre jour au Havre, imaginez-vous bien qu’en 2011, le 1% au sommet des États-Unis a capté 110% de la richesse qui avait été créée cette année-là. Comment est-ce possible qu’il ait pu capter, 1% de la population, 110% de la richesse créée ? Parce qu’il y a 10% qu’on est allé prendre à ceux qui n’avaient déjà pas d’argent, à la moitié de la population qui se partage aux États-Unis, 2% de la richesse du pays.

BH : – Vous êtes un homme inquiet ? Cela fait des années que vous êtes inquiet et en même temps le système finalement tient vaille que vaille…

PJ : – Oui, c’est avec des rustines, des élastiques, du papier collant, etc. Est-ce que ça peut durer ? Non, c’est ce que les physiciens appellent un système critique, c’est-à-dire que si on vous demande quel jour ça va s’effondrer, on ne peut pas le savoir mais si on vous demande: est-ce que ça va s’effondrer un jour ? On dit oui, bien entendu ça va s’effondrer un jour, on n’a pas fait les réformes, on n’a fait aucune des réformes de fond encore.

BH : – Merci !

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