Billet invité.
BEAUTÉ
BEAUTÉ : la beauté est un enjeu majeur du bien-être environnemental. Selon que vous êtes puissant, dans la moyenne ou misérable, vous y avez pleinement, partiellement ou illusoirement accès. Nous traitons ici de la beauté telle que la définit Emmanuel Kant, celle qui « plaît universellement et sans concept » (Critique de la faculté de juger), c’est-à-dire celle qui se présente nûment à la sensibilité, sans passer par le crible de l’expérience ou le vestiaire de l’esthétique, celle qui provoque un émoi simple, désintéressé, nettoyé des baves d’un lyrisme bavard et faux. Cette beauté-là se rencontre rarement dans les temples qui lui sont dédiés, nous voulons parler des musées. Cherchez le beau dans les musées : il est mêlé aux pompes du Beau en majesté, du Beau conditionné pour amateurs gourmés et béjaunes à plumer en boutique ou chez Drouot. Le beau est empêché de s’exprimer et le commun des mortels est empêché d’y goûter immédiatement, la faute à la grandiloquence du cadre, au brouhaha babélien qui y règne les jours d’affluence, aux sièges et banquettes rares et férocement convoités, aux foules agrégées comme des moucherons autour des phares obligés, à l’éclairage artificiel qui balafre les toiles de coulures phosphoriques, aux gardiens patibulaires qui vous retirent le grain du marbre des doigts et vous tiennent à distance respectueuse et révérencieuse des Maîtres, aux guides qui vous parlent surabondamment d’histoire, de technique, et presque jamais du choc émotionnel qui fait oublier l’histoire et la technique. Ces gigantesques et dispendieuses réserves d’images empaillées, ces hauts lieux de l’extase téléguidée et du safari culturel ritualisé sont censés nous consoler des laideurs extérieures. Si encore les recettes de la billetterie étaient affectées au versement d’un revenu décent aux artistes vivants, la taxidermie muséale aurait du bon, mais ce n’est pas le cas. Ces recettes ne sont que l’appoint de budgets colossaux reposant pour l’essentiel sur les subventions étatiques et les dons privés échangés contre un allègement fiscal. La plupart des enfants, si prompts à s’émerveiller d’un rien, s’ennuient profondément, irrémédiablement dans les musées, à moins qu’on ne les inscrive à un atelier pour ne pas les avoir dans les pattes. Les muses elles-mêmes, si elles étaient convoquées, se détourneraient avec horreur d’une institution prétendument populaire qui déploie en vain des trésors d’ingéniosité publicitaire pour diversifier un public, toujours plus le même, d’initiés, de suiveurs et de gogos.
La vraie, la première et l’ultime réserve de beauté, la seule universellement consolatrice, la seule qui s’expose sans arrière-pensées, c’est la nature. Pas forcément la nature virginale, qui a ses monstruosités, mais une nature où l’empreinte humaine se concevrait, s’accepterait comme une marque fugace, un filigrane sur l’onde des choses qui passent. Cette façon légère d’occuper l’espace laisse en héritage une possibilité, et non un passif, une possibilité de réaménagement, de recréation, de récréation nouvelle des sens pour les futurs habitants. Habiter un lieu, c’est en revêtir l’habit tout le temps qu’on y est. Cet habit de louage, lorsqu’il nous revient, il nous faut le retailler un peu, l’ajuster à nous, le ravauder de temps à autre, parce qu’il s’use, tout en gardant à l’esprit qu’un autre que nous doit pouvoir le porter et se sentir couvert. Notre mode de développement moderne, invasif et turbulent, décrit par Peter Sloterdijk comme un « expressionnisme cinétique » [1] éclos du Sturm und Drang [2], est coupable d’un double crime : non seulement il bouleverse et souille en étendue et en profondeur les paysages, mais il interdit aux neuf dixièmes de la population de jouir de la réserve de beauté qu’ils constituent. Aujourd’hui, si vous êtes un citadin pauvre, pour vous consoler de vos déboires journaliers, aggravés par une promiscuité contre nature et un vis-à-vis pas toujours folichon, il vous faut vous lever tôt et marcher longtemps jusqu’aux steppes iakoutes ou jusqu’au Ténéré tchadien. La campagne périurbaine ou périvillageoise, grignotée de tous côtés par un résidentiel verruqueux et des zones d’activités en constante expansion [3], est généralement repoussante. Quant à la campagne proprement dite, elle serait passable si elle n’était rayée par les lignes à haute tension et hérissée de ces hangars en parpaings et tôle colorée qu’affectionnent nos « jardiniers du paysage », qui ont besoin d’y loger la grosse panoplie de l’agro-industrie. Au XVIIIe siècle, il suffisait au jeune Rousseau désargenté de sortir de Lyon pour se faire un trésor de la contemplation des environs :
« C’était souffrir assurément que d’être réduit à passer la nuit dans la rue, et c’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois à Lyon. J’aimais mieux employer quelques sous qui me restaient à payer mon pain que mon gîte, parce qu’après tout je risquais moins de mourir de sommeil que de faim. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, dans ce cruel état, je n’étais ni inquiet ni triste. Je n’avais pas le moindre souci sur l’avenir, et j’attendais les réponses que devait recevoir mademoiselle du Châtelet, couchant à la belle étoile, et dormant étendu par terre ou sur un banc, aussi tranquillement que sur un lit de roses. Je me souviens même d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là ; la soirée était charmante ; la rosée humectait l’herbe flétrie ; point de vent, une nuit tranquille ; l’air était frais sans être froid ; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l’eau couleur de rose ; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l’un à l’autre. Je me promenais dans une sorte d’extase, livrant mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d’en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m’apercevoir que j’étais las. Je m’en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse ; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres ; un rossignol était précisément au-dessus de moi : je m’endormis à son chant ; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux, en s’ouvrant, virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai : la faim me prit ; je m’acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J’étais de si bonne humeur, que j’allais chantant tout le long du chemin ; et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thoméry, que je savais par coeur. » [4]
Combien d’entre nous, de nos jours, rêveraient d’avoir, dans la nécessité, cette ressource-là ! Plutôt que d’ouvrir leurs fenêtres qui donnent sur un cloaque ou un alignement de volumes tristes se déroulant à perte de vue, interrompu çà et là par les trouées verdoyantes des ghettos pour riches, des milliards d’hommes et de femmes préfèrent se planter devant leurs écrans de télévision ou d’ordinateur et, tous sens éteints, en attendre l’aumône de fastes inaccessibles et vains.
La sensibilisation au beau ne passe pas par une multiplication des musées mais par un embellissement dynamique et exigeant des paysages urbains et ruraux où évoluent les humanités ordinaires.
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[1] Peter Sloterdijk, « Wie groß ist « groß » ? », Die Welt, 17 décembre 2009, I.
[2] « Tempête et Passion » : mouvement politique et littéraire allemand de la fin du XVIIIe siècle dont l’esthétique conquérante et sans-gêne est résumée par Goethe dans sa lettre à Lavater du 6 mars 1776 (Briefe von Goethe an Lavater, Weidmansche Buchhandlung, 1833, p. 19) : « Me voici désormais totalement embarqué sur la vague du monde – et pleinement déterminé : à découvrir, à gagner, à me battre, à échouer ou à me faire sauter avec tout le chargement. »
[3] Sur les cinq dernières décennies, l’espace agricole français a diminué de 20 % (on est passé de 35 à 28 millions d’hectares). 4,5 millions d’hectares sont devenus forestiers (perte réversible), 2,5 millions ont été dévorés par les lotissements et les infrastructures (perte quasi irréversible).
[4] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre IV.
@CORLAY Ah ! Cette publication sur les arbres vient donc redoubler votre intérêt dans cette activité du moment. Heureuses concordances.…