Contributions personnelles des membres du groupe de réflexion
Paul Jorion
L’instauration d’une économie positive réclame un encadrement. Cela est d’autant plus nécessaire que les urgences écologiques deviennent plus pressantes : la menace de transitions irréversibles vers un milieu naturel devenu hostile à l’homme en raison de ses propres actes se précise chaque jour davantage. Un tel encadrement est sans objet si les grosses entreprises et les individus les plus fortunés disposent des moyens d’échapper à son empire.
Un climat de laisser-faire s’est instauré à partir des années 1970, produit d’une campagne de dérégulation irresponsable. La capacité de l’homme à délibérer et à modifier son comportement en fonction des conclusions auxquelles il est parvenu a été mise entre parenthèses.
Les personnes morales disposent désormais dans l’exercice de leur droit de propriété d’un abusus aux effets démultipliés par rapport à celui autorisé aux personnes physiques. Des montages juridiques visant à contourner l’esprit des lois ont permis aux entreprises les plus riches de choisir leur nationalité comme bon leur semble selon le critère du moins-disant fiscal et réglementaire. La domiciliation dans les nations championnes de ce moins-disant (les « havres fiscaux ») leur permet d’atteindre cet objectif. Les grosses entreprises domiciliées dans des nations minuscules privées d’habitants échappent au contrôle du concert des nations véritablement peuplées et soucieuses du bien commun. La compagnie Apple est ainsi parvenue à l’aide de montages juridiques à se déterritorialiser quasi complètement ; les principales composantes du conglomérat Apple sont sans domiciliation aucune ; aucun devoir, aucun engagement ne les lie en aucun lieu à une véritable communauté de citoyens.
D’autres montages juridiques ont permis aux individus les plus fortunés de convertir les droits qui sont les leurs en tant que personnes physiques en ceux, bien plus étendus, dont bénéficient les personnes morales. Le principe démocratique du suffrage universel a de fait été dévoyé en celui d’un suffrage censitaire.
Le court-termisme a cessé d’être un état d’esprit, simple dérivé de la cupidité, pour être inscrit désormais dans les règles comptables définissant la manière dont les entreprises établissent leur bilan. L’organisme international rédigeant les règles comptables ne justifie ses décisions devant aucune autorité nationale ou internationale. Il est domicilié dans un havre fiscal (l’État du Delaware) et son financement est privé : assuré par les entreprises dont il devrait en principe encadrer la gestion économique. Le conflit d’intérêt inhérent à une telle configuration est à son comble. Le pillage d’une grosse entreprise par ses dirigeants et, à un degré moindre mais néanmoins excessif, par ses actionnaires, est désormais inscrit dans les règles comptables en vigueur à l’échelle planétaire.
L’économie positive constitue une « sortie par le haut » du présent cauchemar sociétal. Elle nécessite la reterritorialisation des entreprises et des individus fortunés dans un système économique unifié et pacifié à l’échelle mondiale, où le principe idéologiquement sacro-saint de la concurrence, équivalent dans les faits à la loi du plus fort, soit remplacé par celui d’une gestion solidaire et d’une contribution de chacun selon ses moyens à l’effort commun.
L’agressivité humaine, qui se manifeste dans la concurrence sans pitié entre les nations, comme entre les entreprises et entre les individus, a régné en maître jusqu’ici. Elle n’a été bonne qu’à une chose : assurer, de génération en génération, la destruction des hommes les uns par les autres et celle de la planète en général. Il ne reste malheureusement à l’altruisme que cinquante ans tout au plus pour démontrer ses vertus dans le cadre d’une économie positive et pour opérer le Grand Tournant devenu indispensable. Il ne s’agit pas là d’un choix qu’on pourrait faire ou écarter puisque la survie même de l’espèce est désormais en jeu. (pages 190-192)
Pourquoi Paul Jorion, psychanalyste et anthropologue, se tourne-t-il de plus en plus vers l’intelligence artificielle ? En quel sens cette…