PHILOSOPHIE MAGAZINE, Compte rendu de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre, N° 73

Compte rendu de Nassim Nicholas Taleb, Antifragile. Les bienfaits du désordre

L’AMOUR DU RISQUE. Paul Jorion a lu Nassim Nicholas Taleb : un ex-trader lit un autre ex-trader, tous deux critiques du nouveau désordre économique. Mais quand Nassim Nicholas Taleb, dans son dernier essai, voit dans les chocs et les aléas une source de bienfaits, Jorion, lui, rappelle que ce sont surtout les plus fragiles qui souffrent.

Publié dans

Philosophie magazine numéro 73, octobre 2013
n°73

19/09/2013

En lisant le titre du nouveau livre de Nassim Nicolas Taleb, votre première réaction est peut-être, comme la mienne, de vous dire qu’il existe déjà des mots, comme « robustesse », « solidité », « résistance », alors pourquoi « antifragilité » ? Mais, une fois que Taleb a défini ce qu’il entend par « fragilité », nous comprenons pourquoi ces mots ne pourraient pas être le contraire de ce qu’il a à l’esprit.

De petits objets en porcelaine dans une vitrine sont « fragiles », et je peux définir fragile comme « ne résistant pas à un bon coup de marteau ». En ce sens, ses contraires sont bien « robuste », « solide » et « résistant ». Mais si je définis « fragile » comme : « auquel les aléas sont dommageables », alors, son antonyme est : « auquel les aléas sont bénéfiques ». Et « robuste », « solide » et « résistant » ne font plus l’affaire, parce que même ces objets « robustes », « solides » et « résistants » ne bénéficient pas d’être frappés, secoués, déplacés, et un adjectif comme « antifragile » se justifie. Ou plutôt se justifierait s’il existait vraiment des choses de ce genre.

Parce que la question qui se pose aussitôt est : la catégorie des choses antifragiles n’est-elle pas en réalité vide d’exemples ? Prenons le cas de l’homme : au contraire des bibelots, c’est quand il est mis dans une vitrine qu’il s’abime rapidement, et en ce sens il est antifragile ; mais il est aussi fragile : il y a des tas de moyens de le casser ; et également robuste : il peut vivre plus de cent ans. S’il bénéficie d’une certaine manière des aléas du monde extérieur, l’homme en souffre aussi et doit s’en protéger de manière instinctive sur un plan purement biologique mais aussi par des actions délibérées, en se mettant à l’abri des « météores » (comme dans le mot « météorologie ») : des intempéries, des catastrophes naturelles et de celles produites par les hommes eux-mêmes. Tout ce qui existe ne présente-t-il pas en fait une combinaison qui lui est propre de fragilité et de robustesse ?

« Tout ce qui existe ne présente-t-il pas une combinaison qui lui est propre de fragilité et de robustesse ? »

Quand il aborde les questions économiques, Taleb se plaît à souligner les vertus de l’aléa et de la position antifragile capable d’en tirer parti. Ainsi quand il écrit : « Les artisans comme, mettons, les chauffeurs de taxi, les prostituées (un très, très vieux métier), les charpentiers, les plombiers, les tailleurs et les dentistes ont des revenus plutôt instables, mais ils sont assez robustes pour faire face à un Cygne Noir [un événement de très faible probabilité] professionnel mineur, qui tarit brusquement leur source de revenus » (pp. 108 et 109), il précise que « de légères fluctuations les obligent à s’adapter et à changer sans cesse en apprenant de leur environnement, comme si [les professions] étaient continuellement soumises à une source de stress pour rester en forme », pour ajouter même quelques exemples comme celui du chauffeur de taxi faisant une course de trois mille kilomètres en raison d’un volcan islandais capricieux ou de la prostituée recevant de l’un de ses clients un « diamant hors de prix » assorti d’une proposition de mariage. Il n’en reste pas moins que l’intervalle dans lequel des aléas sont tolérables par des êtres humains demeure très restreint. Mes propres recherches ont attiré mon attention sur d’autres métiers que ceux cités par Taleb : pêcheurs, militaires et mineurs – ceux-ci fortement soumis à l’aléa –, où la probabilité d’accidents graves est telle qu’un type d’emploi « fragile » au sens de Taleb, comme celui d’un employé de bureau au statut précaire, s’avère de loin préférable en raison d’une espérance de vie plus longue.

Taleb fait une brève allusion à l’aphorisme de Nietzsche « Ce qui ne me tue pas me fortifie » (Crépuscule des idoles, 1888), mais pour n’y voir que le geste du gorille se tambourinant la poitrine pour affirmer sa puissance. Il écrit : « Ce qui ne m’a pas tué ne m’a pas rendu plus fort, mais m’a épargné parce que je suis plus fort que les autres ; mais cela en a tué d’autres et la population moyenne est désormais plus forte parce que les faibles ont disparu » (p. 98).

Dans cet aphorisme, Nietzsche réclame pourtant sans ambiguïté le statut d’antifragilité pour l’homme. Il ne s’agit pas d’une observation d’ordre scientifique sans doute, mais d’une revendication, l’esquisse d’une ligne de vie fondée sur la confrontation. De cet affrontement au monde, l’homme se trouve amélioré en termes de variété d’expériences et d’adaptabilité acquise à de nouvelles circonstances. Ce qui donne sa force à l’affirmation « Ce qui ne me tue pas me fortifie », c’est son caractère paradoxal, car, chacun le sait, ce qui ne parvient pas à me tuer m’affaiblit cependant, en général. Seule, ma force de caractère parvient à le transformer en victoire parce que j’intègre comme élément de ma puissance future le positif que recelait la tentative qui fut faite de m’abattre. De ce point de vue, l’aphorisme nietzschéen attire l’attention sur l’antifragilité, qui consiste essentiellement à ne pas rester passif face aux aléas du monde extérieur, à y répondre.

Reste que, si le vivant doit organiser ses échanges avec le monde extérieur, au sein de ce cadre et une fois celui-ci bien établi, l’aléa représente le plus souvent un risque plutôt qu’un bénéfice évident.

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