« C’est la seule qui dit la vérité », par Jeanne Favret-Saada

Billet invité.

Depuis trois jours, je rumine un nouveau poncif entendu à Marseille sur Marine Le Pen, cette fois dans la bouche de gens « de gauche », de petite classe moyenne, pourvus d’un emploi mais vivant en partie d’aides qui sautent les unes après les autres sans préavis : « La différence, avec Marine, c’est qu’elle dit la vérité. » Questionnés plus avant, mes interlocuteurs, d’ailleurs gênés par ce qu’ils viennent de dire, avancent qu’ »elle ne parle pas la langue de bois », qu’ »elle dit où on en est ». N’étant pas assez bornée pour rétorquer qu’elle aussi parle une langue de bois, mais une autre, je retourne dans ma tête cette phrase énorme : « elle dit la vérité ». Or hier, dans Le Monde, Françoise Fressoz a publié un entretien avec Alain Mergier qui m’a aidée à comprendre.

Je connais en gros la thèse de Mergier sur « le descenseur social », et les analyses qu’il mène parmi les électeurs potentiels du FN. Les passages suivants m’ont paru lumineux :

« Pourquoi les milieux populaires et les classes moyennes se tournent-ils de plus en plus vers le Front national ? Pas parce que ce parti tient un discours xénophobe, raciste, antisémite, mais parce que son discours tend un miroir dans lequel ils reconnaissent leur expérience sociale : la fragilisation du lien social, la croissance de leur vulnérabilité, l’imprévisibilité du lendemain. Le reproche qu’ils font à l’UMP et au PS est d’être sourds à cette destruction de leur vie quotidienne. Il y a ainsi dans l’esprit des milieux populaires et des classes moyennes une différence fondamentale entre l’extrême droite et les partis traditionnels. »

« Le discours de Jean-Marie Le Pen s’organisait au travers d’une idéologie qui lui servait à décoder la réalité. Le discours de Marine Le Pen fait l’inverse, il s’organise au travers de constats empiriques, dans lesquels l’idéologie est sous-jacente. »

Selon Mergier, ces gens qui se tournent vers le FN n’ont plus peur, comme il y a dix ans, que leurs enfants connaissent une vie moins confortable que la leur, ils enregistrent une inexorable dégradation de leurs propres conditions de vie, « accompagnée d’un sentiment tout aussi inexorable de son déni de la part de l’UMP comme du PS ». Lequel en est encore à la condamnation morale d’un vote FN : c’est mal, de voter raciste. Ni le PC, arc-bouté sur le maintien de son accord électoral avec le PS, ni le Front-de-gauche, qui s’est posé en chevalier blanc contre l’hydre FN, ne représentent une alternative pour ces électeurs.

Le Blog de Paul Jorion pourrait bien tenir dans ces analyses de Mergier le point d’articulation entre la pensée de Paul Jorion et la situation politique française. Car si l’on prend au sérieux — comme le font, par exemple les textes de François Leclerc — la dégradation inexorable des conditions de vie des Européens, cela débouche sur l’évidente nécessité d’une autre politique : pas celle du PS ou de l’UMP, mais pas non plus celle du FN.

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