Billet invité
Paul Jorion analyse la monnaie numérique « bitcoin » dans une interview à PCWorld à paraître en octobre. Le bitcoin y est qualifié de « monnaie-on-joue » qui n’a rien des attributs de la « monnaie-on-ne-rigole-pas ». On découvre que le bitcoin n’est pas sérieux pour les mêmes raisons que celles qui provoquent l’effondrement actuel de la crédibilité des monnaies légales.
Cette explication de Paul est une parfaite introduction à la chambre de compensation numérique. Le problème du bitcoin libertarien d’aujourd’hui est qu’il ne s’adosse à aucun système commun de droit. Aucune autorité publique ne vérifie que les prix virtuels attribués aux objets achetés ou vendus en bitcoin donnent lieu à la livraison de biens et services réels ; lesquels n’ont de réalité que conformes au bien commun des acheteurs physiques réels.
Pour que la « monnaie-on-joue » puisse devenir une « monnaie-on-ne-rigole-pas », il faut effectivement qu’un État de droit soit dépositaire des règles du jeu et les applique aux joueurs « pour de vrai ». La compensation numérique le permet. Potentielle dans le bitcoin actuel, la compensation est un processus logique de garantie de la vérité par la virtualité. La virtualité garantit la vérité par la publicité. Comment ? Par l’identification numérique des personnes.
Dans la virtualité numérique, les suites de 0 et de 1 identifient de la même façon les objets passifs que sont les biens et services, les objets comptables que sont les prix des droits sur les biens, et les objets actifs que sont les personnes. Les personnes sont les acteurs qui produisent effectivement et achètent effectivement les biens et services représentés par des prix.
Ce qui fait la réalité d’un prix en n’importe quelle monnaie, c’est non seulement qu’un vendeur reçoive le prix lui donnant un pouvoir d’achat mais c’est nécessairement qu’un acheteur soit livré d’un bien ou d’un service conforme en prix « réel » à la norme commune du bien. La numérisation de la compensation en monnaie établit sur un même plan de calcul la personne, ses droits, sa réalité et le prix de la bonne vie.
La règle du jeu qui fait la différence entre la réalité virtuelle et la réalité vraie, c’est la loi du bien commun incarnée par une autorité publique de droit. Le bitcoin est une illusion économique parce qu’il ne connaît pas la virtualité du droit attaché aux personnes réelles et vraies. Et la virtualité du droit n’est d’aucune réalité sans la responsabilité personnelle collective des prix attribués aux biens et services vérifiables par les personnes physiques et morales.
Le bitcoin est seulement une « monnaie-on-joue » de casino ; personne n’est responsable de la production réelle de biens et services en contrepartie vraie des « crédits » engagées sur le marché. La confiance éventuelle entre un acheteur et un vendeur comptabilisant leurs engagements en bitcoin n’est pas publiquement mesurable par la réalité visible d’un bien légalement échangé.
Le paradoxe est que le dollar et l’euro, qui sont des monnaies définies et régies par la loi, sont en fait des bitcoins. L’essentiel des transactions est numérisé ; la contrevaleur « réelle » des prix n’est que partiellement visible. Surtout, il est impossible de savoir qui est vraiment acheteur des droits virtuellement livrés ni qui est producteur réel et engagé des marchandises effectivement livrables.
Le système bancaire officiel dissimule sa réalité de casino dans une expression technique : le « risque de contrepartie ». Les débiteurs réels des banques, mutuelles d’assurance et fonds d’investissement, sont des noms inscrits dans les systèmes informatiques. Mais toutes les personnes individuelles et collectives engagées à produire les biens et services derrière les prix en dollar ou en euro ne sont pas connues réellement. Quand les propriétaires du prix sont reconnus par les banques, ils ne sont pas forcément engagées dans la loi réelle par le statut de non-résident.
La virtualisation numérique des monnaies, c’est dans le système actuel l’impossibilité de comparer par des engagements personnels identifiés, la masse mondiale des richesses à produire avec la masse mondiale des emprunts à rembourser. En l’absence de fichier central des « contreparties » débitrices du réel ou créancières du prix, les financiers « démultiplient » librement des bitcoins au profit de leurs clients privilégiés ; lesquels sont exemptés par le statut de non-résident de prouver ce qu’ils disent produire et et ce qu’ils devront réellement livrer à l’échéance de leurs emprunts.
Le déficit d’actifs financiers « réels » en contrepartie des passifs en capitaux, en épargne et en liquidité dus aux gens qui travaillent et produisent réellement, se matérialise actuellement par la pénurie de « collatéral ». La Fed et la BCE sont obligées de compter pour 100 des prix qui sont réellement de 60 afin d’émettre pour 100 de monnaie. La légalité est déconnectée de la réalité afin que nul ne puisse invoquer la loi pour mettre en doute la solvabilité réelle du système financier.
Pour que l’équilibre général du système des monnaies virtualisées soit apparemment rétabli au bénéfice des déposants et épargnants, on restructure le droit des citoyens pour transférer la plus-value du travail sur le capital financier virtuel. On supprime les services publics de police, de justice et de marché afin que les détenteurs de droits financiers dictent leurs conditions à ceux qui en produisent les contreparties réelles.
Dans la réalité virtuelle construite par les banques, les détenteurs de droits monétisés sont des individus interchangeables. Sans l’identification de relations interpersonnelles, personne n’est plus responsable de produire et de livrer des services réels à des gens vraies exprimant des besoins réels. Le droit et la finance restent des virtualités si les personnes physiques ne sont pas solidaires de leurs engagements et de leur travail par des personnes morales industrielles, commerciales et politiques.
Maintenant que le système monétaire international est intégralement virtualisé en prix numériques, la compensation keynésienne est applicable avec un simple algorithme informatique logé dans n’importe quel marché monétaire. Il suffit qu’une autorité publique souveraine locale, nationale ou multinationale assure un marché numérique où tous les biens et services soient descriptibles et numériquement et synchroniquement attachés :
- à celui qui achète,
- à celui qui garantit le droit,
- à celui qui prête le capital
- et à celui qui produit réellement le collatéral capitalisé en garantie du prix.
Pour que la « monnaie-on-joue » puisse devenir une « monnaie-on-ne-rigole-pas », il faut et il suffit que l’autorité politique dépositaire de la loi des citoyens soit responsable par la monnaie-même dans laquelle sont comptabilisés, et les droits, et les réalités. La responsabilité monétaire publique signifie que la puissance publique est une personne morale dont le capital est coté comme tout autre actif financier réel.
La contrepartie du capital monétaire public est en logique un État de droit localisé et identifié dont les citoyens sont les actionnaires solidaires par leurs impôts et par les bénéfices réels qu’ils tirent du vivre ensemble en légalité vérifiable. Un fichier central de toutes les contreparties engagées sur un même marché monétaire suffit à calculer l’équilibre entre l’offre et la demande de tout bien.
Au lieu de l’échange virtuel de prix invérifiables entre banques responsables de rien, l’autorité publique supervise un marché réel où chaque personne est assurée de ses droits. L’assurance publique des personnes égales en droit signifie qu’aucun acheteur ni aucun vendeur n’a de privilège sur la réalité du fait de son statut de marché, du fait de sa taille économique ou du fait d’une extra-territorialité juridique.
Qu’elle soit une personne physique ou une personne morale, une contrepartie est dans l’algorithmique numérique de compensation définie par la théorie monétaire de Keynes :
- débitrice de son travail de production réelle
- et créditrice de ses livraisons réelles de biens et services.
Dans la réalité financière véridique, la puissance politique publique est assureur en dernier ressort des prix compensés. Toute personne physique ou morale inscrite à l’état civil de compensation est garantie dans ses droits effectifs par l’arbitrage public ; lequel est responsable exclusivement de l’égalité de traitement entre les personnes qui sont engagées par leurs emprunts de réalité future et leur prêts de réalité présente.
La numérisation de toutes les relations de responsabilité entre les personnes et les choses garantit que plus aucun flux monétaire ne peut échapper à la validation du droit dont l’autorité publique de marché est responsable devant les personnes physiques. Si chaque État de droit de n’importe quelle échelle de souveraineté est monétairement responsable de sa politique, l’application différentielle des lois entre des marchés distincts se règle par les parités de change.
Une collectivité publique qui n’applique pas aux choses les bonnes lois des personnes, dévalue la réalité de ses exportations et doit mécaniquement importer de la liquidité en monnaie externe pour combler son déficit de production : l’algorithmique keynésienne du bancor déprécie les souverainetés inefficaces à produire des biens et services réels en droit.
À l’inverse une collectivité publique accumulant des excédents en détruisant le droit de ses citoyens perd son crédit par la dépréciation de son capital domestique sur les marchés financiers extérieurs. La spéculation politique entre les intérêts des créanciers et les intérêts des débiteurs est sanctionnée par la même règle de change que la spéculation financière entre le réel et le virtuel.
Le bitcoin est un mystification libertarienne anglo-étatsunienne. Elle est complaisamment relayée par les sociaux-libéraux de la zone euro qui ne veulent pas renoncer aux rentes de casino que leur procure la disparition de la responsabilité publique dans le « marché unique ». Fort heureusement, la virtualité numérique ne compte aucun crédit sans la réalité des lois appliquées par les États.
Les euro-bitcoins et les bitcoin-dollars accumulés dans les paradis fiscaux représentent désormais l’équivalent d’une année de PIB mondial officiel. La fiscalité que les États de droit peuvent prélever pour garantir le prix réel des actifs comptabilisés dans les banques est absolument dérisoire. Le moment approche où une des 20 banques systémiques mondiales va devoir revendre ses pertes aux États qui ne les assurent plus.
À moins de remettre les compteurs à zéro par une guerre mondiale, les grandes puissances politiques ne pourront pas faire autrement que d’établir un registre mondial des personnes propriétaires de capital virtuel dans les comptes du système bancaire mondial. Il faudra bien inscrire les principaux actifs réels négociables dans une chambre de compensation publique ; il faudra bien prélever une fiscalité financière sur les banques incapables de justifier le prix réel du collatéral acheté contre la liquidité des États de droit.
Le bitcoin des banques centrales sera muté en bancor. Et le bitcoin des banques internationales privées sera détruit à proportion des actifs non adossés à des réalités économiques vérifiables en droit. L’algorithmique de la chambre centrale de compensation numérique fera monter la prime de change du bitcoin privé jusqu’à ce que les réserves de change publiques des États de droit soient suffisantes pour garantir les droits des citoyens réels qui entreprennent et travaillent.
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