Billet invité
Cherchant à endiguer des mesures de régulation jugées trop rigoureuses, les banques avaient prévenu : « Vous allez faire le jeu du shadow banking où l’activité financière va se déporter pour les contourner ! » De fait, la désintermédiation déjà engagée se poursuit et le shadow banking prospère, représentant en volume près du tiers du système financier, donnant à une régulation absente de ce secteur toute son importance. Ce que le Conseil de stabilité financière (FSB) a souligné en s’adressant aux dirigeants du G20 de Saint-Pétersbourg, tandis que des deux côtés de l’Atlantique des dispositions sont étudiées par les régulateurs, non sans mal et dans un climat d’intense lobbying.
N’est-ce pas une véritable gageure que de vouloir réguler un monde opaque – par définition, serait-on tenté de dire – et à ce point mal connu qu’il ne fait l’objet, faute d’être inventorié, que d’estimations des institutions les plus en vue ? On parle d’un univers dont la dimension varie entre 46.000 milliards et 51.000 milliards de dollars, selon les meilleures sources, et aux composantes hétéroclites : produits de titrisation, marché des repos (des pensions livrées) et financements de marché des plus divers, dont ceux provenant des fonds monétaires. Si le cœur vous en dit !
En 2011, lorsque l’Autorité des marchés financiers française avait voulu identifier les risques qui augmentaient, elle en avait trouvé quatre qui depuis n’ont pas cessé d’empirer : le trading à haute fréquence (qui rend de plus en plus difficile la surveillance des marchés boursiers), les produits dérivés complexes, les réformes incomplètes et ne coïncidant pas des deux côtés de l’Atlantique… ainsi que les fonds monétaires à valeur constante (une de leurs catégories). Le risque systémique de ces derniers est avéré depuis qu’une panique a conduit les investisseurs à s’en retirer en catastrophe aux lendemains de l’effondrement de Lehman Brothers, amenant les autorités américaines à garantir dans l’urgence leur investissement. D’où provient la menace qu’ils représentent ? Du fait de ne pas afficher la valeur réelle de leurs actifs tout en garantissant le remboursement du capital investi, faisant prendre aux investisseurs le risque masqué que leur gestionnaire ne soit pas en mesure de les rembourser (le risque de signature, dans le jargon), susceptible de déclencher dans un mouvement de panique des retraits massifs précipitant l’effondrement des autres. Cela s’est donc déjà vu, pour clore le débat entre spécialistes, dont certains nient ce risque systémique.
Nés il y a une vingtaine d’années dans le cadre de l’essor des activités financières, les fonds monétaires se sont vite révélés des instruments privilégiés de trésorerie à court terme, représentant en Europe 1.000 milliards d’euros – un montant en rapide progression – où ils financent 38 % de la dette à court terme du secteur bancaire. Ils sont de très gros acheteurs de dette – bancaire, d’entreprise ou souveraine – ce qui leur confère toute leur importance. Mais, comme l’a fait remarquer Michel Barnier, le commissaire européen en charge du marché intérieur et des services, ils proposent « des produits comparables aux produits bancaires, sans être soumis aux mêmes règles », d’où un risque de contournement de la réglementation imposée. Les fonds monétaires à valeur constante comptent pour presque la moitié d’entre eux, le sort qui va leur être réservé étant le premier enjeu des réformes envisagées, aussi bien en Europe – où leurs principaux émetteurs se situent au Luxembourg et en Irlande – qu’aux États-Unis.
Les luttes d’influence sont très vives à propos de leur réforme, voire de leur pure et simple interdiction réclamée par les gouvernements allemand et français (où ils n’existent pas), car ces fonds offrent un meilleur rendement que les dépôts en banque côté investisseurs, tout en assurant côté banques une grande souplesse de financement. Aux États-Unis, la SEC (l’autorité de contrôle des marchés financiers) a dû reculer dans ses velléités initiales de réforme, essuyant un échec prononcé. Un millier d’investisseurs s’étaient publiquement opposés à la suppression des fonds à valeur constante au profit de fonds monétaires affichant la valeur de leurs actifs (l’autre catégorie de fonds), relayés par les membres républicains de la SEC. Celle-ci étudie désormais la mise au point d’un système faisant obstacle à des retraits massifs précipités des investisseurs, un pis-aller. En Europe, Michel Barnier a dévoilé ses batteries le 4 septembre dernier en annonçant sa feuille de route comprenant un cocktail de mesures, dont la création obligatoire d’une réserve de liquidité de 3 % du montant des actifs de cette catégorie de fonds (décalquant le ratio de fonds des banques). D’autres dispositions garantissant la liquidité de leurs actifs sont prévues afin d’encadrer le risque que représentent ces fonds et leurs interactions avec les banques.
Depuis, le débat fait rage dans les cénacles de spécialistes et les professionnels du secteur sont montés au créneau. La Fédération européenne des banques (FEB) a de son côté réagi de manière nuancée, exprimant à la fois sa satisfaction de voir « les mêmes régles s’appliquer aux mêmes activités », s’agissant d’un secteur la concurrençant, tout en s’inquiétant de dispositions trop restrictives pouvant affecter le fonctionnement des fonds monétaires et restreindre les ressources utilisées par les banques « pour soutenir les prêts à l’économie réelle » (des fois que l’on en douterait). Emboîtant le pas et ne faillissant jamais à la tâche, Pierre Moscovici, le ministre français des finances, est intervenu auprès de la Commission pour soulager la peine, tandis que l’Association française de la gestion financière (AFG) dénonçait un projet « contre-productif». Avec prudence, le G20 de Saint Pétersbourg a « salué les progrès faits dans le développement de recommandations sur la supervision et la régulation du shadow banking », tout en soulignant qu’il est une « alternative » au crédit bancaire (et qu’il faut donc le ménager).
Que retenir de cette brève incursion ? Plus l’on descend dans les profondeurs de la planète finance, plus la régulation s’avère difficile à concevoir et à mettre en œuvre faute de frapper là où cela fait mal. La régulation des fonds monétaires n’en est qu’à ses prémices, mais la prochaine étape s’annonce déjà, avec celle du marché des repos et de la titrisation. La régulation des banques n’est finalement qu’un amuse-gueule. Rendez-vous a été pris pour le G20 de novembre 2014, afin de se donner le temps de la consultation avec les représentants de l’industrie financière sur ces sujets tout aussi épineux et décisifs. Au menu : une décote des collatéraux du marché des repos destinée à absorber le risque de marché, et la vérification de leur qualité (qui accentuerait le risque de pénurie). Cette préoccupation de qualité va également animer la réflexion sur la titrisation, confirmant que le grand sujet est plus que jamais la mesure du risque, puisqu’il n’est jamais question de tout simplement le supprimer. On découvre son extrême difficulté, pour ne pas dire son impossibilité. La question a été contournée en utilisant pour les banques et a minima le ratio mesurant leur effet de levier ; le même dispositif est repris pour les fonds monétaires à valeur constante, mais rapporté à ces autres domaines de la régulation, c’est une toute autre aventure qui s’annonce, l’exploration continue !
Pour illustrer les propos tenus par Geoffrey Hinton et d’autres intervenants autour de cette table, une récente enquête du « Guardian »…