Billet invité
ATMOSPHÈRE : littéralement « boule d’émanation ». Les physiciens grecs antiques ont eu le pressentiment que l’atmosphère n’est pas une protection extérieure à nous, créatures de l’humus aspirant au décollage, mais une protection interagissant avec nous. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert part de ce pressentiment et le raffine (article ATMOSPHÈRE) : « [L’atmosphère] est […] la cause de plusieurs altérations considérables dans l’économie animale, & et qui ont rapport à la santé, à la vie, aux maladies. » Ailleurs : « Un auteur moderne regarde l’atmosphère comme un grand vaisseau[1]chimique, dans lequel la matière de toutes les espèces de corps sublunaires flotte en grandequantité. Ce vaisseau est, dit-il, comme un grand fourneau, continuellement exposé à l’action du soleil ; d’où il résulte une quantité innombrable d’opérations, de sublimations, de séparations, de compositions, de digestions, de fermentations, de putréfactions, &c. » Dans un long article paru dans le Die Welt du 17 décembre 2009 (« Wie groß ist « groß » ? » – « De quelle grandeur est le grand ? »), Peter Sloterdijk note que l’atmosphère, dans toutes ses strates, de la troposphère (1er niveau) à l’exosphère (dernier niveau), garde la mémoire des rejets d’origine naturelle et industrielle, quoique la moitié d’entre eux soit épongée par les océans et la biosphère[2]. Les prélèvements atmosphériques des climatologues et des météorologues sont l’équivalent des carottages des géologues. Qu’elle soit l’athanor de l’alchimie du vivant ou le conservatoire de nos émanations, l’atmosphère est le baromètre ultime des détraquements de la machine monde, du vaisseau monde, pour reprendre la métaphore de Richard Buckminster Fuller[3]. L’impalpable de l’air devrait nous rendre plus prudents. Le vide sidéral n’est pas loin. Il se devine par transparence. Un accroc est si vite arrivé.
Pour se représenter par une image empruntée à la mythologie grecque le rapport d’interdépendance du ciel et de la terre, il faut se peindre le ciel comme l’égide qui nous protège de l’ardeur du soleil et la terre comme le bras de Pallas. Un bouclier ne remplit son office que si le bras qui le tient encaisse les chocs sans faiblir. Cette interdépendance signifie qu’à moins de se loger dans l’espace, loin au-delà de la ceinture de déchets satellitaires qui signe l’avancée du front pionnier de nos ambitions, il n’y a pas, sur notre planète, de sanctuaire qui échappe aux retombées de nos activités. Nous respirons les conséquences de nos actes, en dépit du soin que nous mettons à les étouffer.
L’air n’est pas plus sain à la campagne qu’en ville, en plaine qu’à la montagne. Seules varient les concentrations de substances toxiques. Et contrairement à ce qu’affirmait le médecin Paracelse (1493-1541), la dose ne fait pas toujours le poison. Elle le fait même rarement. Une cochonnerie passagère peut tuer le costaud du coin, qui, omniprésente ailleurs, n’y fera qu’importuner le familier des cloaques. La mondialisation des toxines nous force à jouer à la roulette à toute heure du jour et de la nuit. Le grand roi biblique Nemrod, constructeur de la tour de Babel, n’est-il pas mort à cause d’un bête moustique entré dans son nez ? Victor Hugo, dans La Fin de Satan(1886), en fait un ravageur inexorable et un aérostier luciférien. Rassasié de conquêtes terrestres, Nemrod monte seul dans une nacelle portée par des aigles et s’en va annexer les confins du ciel. Après plusieurs jours de navigation ascentionnelle, il se résigne à tirer la flèche qu’il destinait à Dieu, hôte gênant de ces espaces. La conclusion du poème dit bien ce qu’il en coûte à l’homme d’aller toujours « plus oultre » (devise de Charles Quint, qui en est revenu). En convoitant l’infini, en cherchant à l’atteindre au prix du sacrifice d’un monde fini, c’est lui-même qu’il atteint d’une blessure morale mortelle.
« Alors, son arc en main, tranquille l’homme énorme
Sortit hors de la cage et sur la plate-forme
Se dressa tout debout et cria : Me voilà.
Il ne regarda rien en bas ; il contempla,
Pensif, les bras croisés, le ciel toujours le même ;
Puis, calme et sans qu’un pli tremblât sur son front blême,
Il ajusta la flèche à son arc redouté.
Les aigles frissonnants regardaient de côté.
Nemrod éleva l’arc au dessus de sa tête,
Le câble lâché fit le bruit d’une tempête,
Et, comme un éclair meurt quand on ferme les yeux,
L’effrayant javelot disparut dans les cieux.
Et la terre entendit un long coup de tonnerre.
VII
Un mois après, la nuit, un pâtre centenaire
Qui rêvait dans la plaine où Caïn prit Abel,
Champ hideux d’où l’on voit le front noir de Babel,
Vit tout à coup tomber des cieux, dans l’ombre étrange,
Quelqu’un de monstrueux qu’il prit pour un archange ;
C’était Nemrod.
VIII
Couché sur le dos, mort, puni,
Le noir chasseur tournait encor vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée.
Auprès de lui gisait sa flèche retombée.
La pointe, qui s’était enfoncée au ciel bleu,
Était teinte de sang. Avait-il blessé Dieu ? »
Ce dont nous instruit l’étude de l’atmosphère, c’est que Dieu n’est pas à l’endroit où on l’attendait. Notre fin, en revanche, s’y trouve assurément. Notre fin au sens de borne qui dit stop à notre esprit de conquête, notre fin au sens d’extinction massive si nous enfonçons volontairement ou par négligence cette dernière barrière du « macro-intérieur »[4].
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[1] Vaisseau signifie ici « récipient, réceptacle ». Le graal de Chrétien de Troyes est un vaisseau.
[2] Peter Sloterdijk, « Wie groß ist « groß » ? », Die Welt, 17 décembre 2009, II.
[3] Richard Buckminster Fuller, Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial « Terre », 1969.
[4] Sloterdijk, « Wie groß ist « groß » ? », ibid.
Une question tout de même par rapport au titre : En finir avec l’orgueil du genre humain. En a-t-on véritablement…