Billet invité. A paru le 30 août sur son blog de L’Écho.
Phase intermédiaire :
Chypre est la première opération Gutt du 21ème siècle
En 2015, la dette publique de la zone euro devrait frôler 100 % du PIB, auxquels il faut ajouter l’endettement caché, c’est-à-dire la partie non financée du coût du vieillissement de la population. En un an, les dettes publiques européennes ont augmenté de 400 milliards d’euro et, depuis 2007, de 3.000 milliards d’euro ! Les critères de Maastricht ayant fixé le seuil d’une dette publique supportable à 60 % du PIB, cela signifie que l’excédent de la dette publique européenne atteint aussi 3.000 milliards d’euro, soit l’équivalent du PIB allemand. C’est insupportable.
La question n’est plus de savoir si les Etats de la zone euro sont en défaut : la plupart le sont sociétalement dans la mesure où le poids des dettes publiques n’est plus transposable dans le futur. Car ce n’est pas la dette, en tant que telle, qui importe, mais sa cohérence avec la prospérité et les revenus futurs. Or la dette publique ne bénéficie plus en rien aux générations futures, alors que le remboursement est mis à leur charge. Cette dette ne finance d’ailleurs plus des investissements mais des transferts. Au surplus, comment expliquer qu’une crise de l’endettement se règle à coups de rigueur budgétaire et de chômage, c’est-à-dire au détriment de ceux qui devront la rembourser ?
Le modèle d’Etat-providence par endettement constitue la racine de cette situation. Mais la dette publique s’est aussi enflammée à cause de la crise économique et des sauvetages bancaires. Elle est aussi alourdie par l’absence de croissance économique et la monnaie unique qui a fourni à tous les Etats européens des conditions d’emprunt allemandes, c’est-à-dire anormalement basses.
L’euro, qui est pourtant un choix d’économie libérale, a été conçu par des responsables politiques qui n’ont pas voulu aller au bout de la monnaie unique, c’est-à-dire une diminution sage du rôle des Etats dans l’économie. Au contraire, dès avant 2008, de nombreux pays ont profité de la dilution de leur devise domestique au travers d’un gigantesque effet d’aubaine alimenté par la force de l’économie allemande. L’endettement public a donc crû à bon compte, comme s’il était indolore. Il n’a pas été discipliné par des taux d’intérêt qui auraient dû augmenter pour signaler l’excès d’endettement public.
Evidemment, on peut argumenter qu’une dette publique est, comme le suggérait Karl Marx, un capital fictif. Elle n’est jamais remboursée et se dilue au gré des années dans un refinancement permanent. Sous cet angle, on peut imaginer que la dette soit naturelle, en ce qu’elle reflète un transfert continu des créanciers de l’Etat vers les secteurs publics, à l’instar d’une gigantesque sécurité sociale. La dette importerait alors peu. Elle serait à l’épargne privée ce que l’impôt est aux revenus professionnels. Elle serait même « la » représentation par excellence de l’Etat puisque son refinancement conditionne les mécanismes fiscaux et de redistribution.
Malheureusement, l’analyse marxiste est un peu courte, car une dette excessive est probablement l’écueil principal à une fluidité du capital et à l’allègement du coût du travail. En effet, si la dette est refinancée par l’impôt, c’est immanquablement le travail qui est frappé. La dette publique représente donc une ponction continue sur la croissance productive. Et malheureusement, lorsque la dette publique est trop importante, ce ne sont plus les créanciers qui obligent les débiteurs : ce sont les débiteurs qui imposent des effacements de dettes à leurs créanciers. L’ordre monétaire est, en effet, toujours subordonné à l’ordre social. Concrètement, cela signifie que la pompe des transferts financiers refoule : ce sont les créanciers de l’Etat qui supportent un appauvrissement plutôt que les débiteurs de l’impôt sur le travail.
L’économie européenne est donc dans un cul-de-sac. En bonne logique keynésienne, les Etats devraient s’engager dans une politique de déficit budgétaire afin de stimuler la demande. Cela pourrait toutefois entraîner une hausse des taux d’intérêt qui freinerait cette même demande et alourdirait, de manière géométrique, l’endettement public. De surcroît, une amplification de ce dernier susciterait, à terme, des accroissements d’impôts alors que le modèle social européen est déjà lourdement imposé.
Comment sortirons-nous de ce piège infernal ? Nombreux sont ceux qui invoquent la sortie « par le haut et par l’extérieur » de l’endettement public, c’est-à-dire par la croissance (qui diminue le poids relatif de la dette publique) ou par l’inflation (qui dilue la valeur de la dette). Malheureusement, il n’y a pas de croissance. Et, contre tout bon sens, l’obstination politique allemande écarte l’inflation, alors que cette orientation est poursuivie par les Etats-Unis, l’Angleterre et le Japon. Et puis, surtout, la Commission Européenne s’enferre dans des politiques de rigueur budgétaire dont on confessera honteusement, dans dix ans, qu’elles auront été une gravissime erreur de jugement au milieu d’une récession.
Sans inflation, je crains désormais que nous sortions de cette crise d’endettement public » par le bas et par l’intérieur », c’est-à-dire par une diminution du pouvoir d’achat de la monnaie elle-même. C’est d’ailleurs intuitif : derrière la dette publique, c’est la monnaie qui est mise en joue, raison pour laquelle un endettement public excessif conduit toujours à une devise faible. Et puis, il est tellement évident que la combinaison d’une monnaie unique confédérale ne peut pas s’accommoder de politiques budgétaires restées fédérales et d’endettements publics d’une telle hauteur. Seuls les pays qui ont eu des monnaies de réserve mondiales (Angleterre au début du 20ème siècle, Etats-Unis actuellement) peuvent se permettre d’imposer leur dette publique au reste du monde. Avec une monnaie adolescente, l’Europe est loin d’être dans cette posture.
Concrètement, si l’absence d’accès aux marchés financiers de certains pays du Sud de l’Europe se confirme, il faudra alors se préparer à un effacement des dettes. Il s’agirait alors probablement de défauts « internes », comme la Russie l’a effectué en 1998.
Dans le Sud de l’Europe, ce serait donc les opérations Gutt du 21ème siècle. Il ne s’agirait pas de remplacer, comme en octobre 1944, le papier-monnaie belge par de nouveaux billets, puisque la monnaie est commune et essentiellement dématérialisée. Il s’agirait d’un probable rééchelonnement (c’est-à-dire d’une élongation forcée des maturités) des dettes publiques avec un allongement simultané des engagements vis-à-vis des assurés et pensionnés (les capitaux se transformant en rentes, etc.). Ce ne serait donc pas non plus un défaut généralisé de la dette européenne, mais des dissolutions et compensations nationales de dettes. D’ailleurs, l’opération chypriote est l’exemple parfait d’une opération Gutt de confiscation des dépôts afin de rembourser les dettes publiques. Mais il y aura d’autres modalités : défauts (Grèce), annulation des dettes bancaires (Irlande) et confiscations (affectation obligatoire des pensions publiques au Portugal et réserves d’assurances en Hongrie).
Cet effacement de dettes aurait comme préalable un contrôle des capitaux et une nationalisation du secteur financier ou, à tout le moins, l’éviction des actionnaires privés. Ces décisions toucheraient les actionnaires des banques et compagnies d’assurances, avant d’appauvrir les déposants, comme à Chypre. Le fondement de l’économie de marché, à savoir la propriété privée, en serait affecté. Les institutions financières du Nord de l’Europe seraient bien sûr impactées de manière collatérale.
Ce scénario d’effacement des dettes n’est-il pas de la science-fiction cataclysmique ? Je ne l’écarte plus : il faut désormais réfléchir à ces scénarios d’effacement de dettes. De nombreux indices sont discernables. Parmi ces derniers, les dettes publiques ont re-migré vers leur pays d’origine (la dette publique portugaise a été rachetée par des banques portugaises, etc.). Les transferts financiers du Nord vers le Sud ont été parcimonieux tandis que l’idée d’euro-bonds a été écartée. Cela rejoint la logique allemande qui veut que les dettes d’un pays soient strictement financées par l’épargne domestique.
Il s’agirait d’un cas extrême de ce que les économistes appellent la répression financière, c’est-à-dire une combinaison de capture d’épargne et de taux d’intérêt bas. Et, comme la calamiteuse opération chypriote l’a illustré, un euro pourra ne plus avoir la même valeur dans les différents pays, comme lors de l’opération Gutt.
La crise des dettes publiques confrontera chaque pays à ses propres réalités. Heureusement, la Belgique ne sera jamais concernée par une seconde opération Gutt, puisque notre dette publique est largement financée par l’épargne populaire et est faible par rapport au patrimoine des particuliers.
En conclusion, nous longeons les abîmes de grands chocs socio-économiques. Il faut cesser d’entretenir de pathétiques illusions sur l’attrition naturelle des dettes publiques par une croissance qu’on ne voit pas. Au Sud de l’Europe, il est parfaitement naïf d’imaginer que la monnaie, les dépôts bancaires et les réserves d’assurance garderont un pouvoir d’achat stabilisé alors que leur contrepartie se trouve dans des dettes publiques impayables.
On se rendra bientôt compte avec effarement de l’erreur de jugement des hommes politiques qui ont étendu trop vite la zone euro et des économistes d’eau douce qui ont préconisé ad nauseam la rigueur et l’austérité absolue au milieu d’une récession. Il faudrait, au contraire, admettre la « fiscal dominance », c’est-à-dire la tutelle d’une politique budgétaire assouplie sur la politique monétaire. Cette persévérance des politiques d’austérité va mal se terminer dans le Sud de l’Europe qui sera confronté à des heurts sociaux et à des disparitions d’actifs financiers. Ou plutôt, elle va se terminer aux dépens de ceux qui la préconisent. Et même dans les pays du Nord européen, il faut faire attention : on ne soldera pas sans pleurs un modèle qui est à l’origine d’une immense dette publique. La mâchoire de l’ajustement se referme inéluctablement.
P. S. : si l’inflation ne dilue pas les dettes publiques, alors les pays les plus faibles devront les contracter dans un rééchelonnement. Sans aller jusqu’à un défaut généralisé, certains pays du Sud devront effacer une partie de leurs dettes publiques, comme Paul Jorion l’avait, depuis longtemps, suggéré.
PSI, chap. X.2 « Petit à petit, le « germe » s’enrobe à la suite des connexions qui s’établissent entre les…