« OÙ SONT PASSÉS LES INTELLECTUELS ? » (III) LA RÉPONSE D’ENZO TRAVERSO

À propos d’Enzo Traverso, Où sont passés les intellectuels ? conversation avec Régis Meyran, Paris : Textuel 2013

Il faut noter pour commencer qu’Enzo Traverso accepte de situer son exposé sur les intellectuels dans le cadre de la question posée par le titre de son entretien avec Régis Meyran, c’est-à-dire que, d’une certaine manière, les intellectuels ont bien disparu, ou sont en tout cas invisibles aujourd’hui. Il dit : « Je ne suis pas sûr qu’il y en ait si peu, mais certes ils n’ont pas une grande visibilité » (p. 49).

Qui sont tout d’abord les intellectuels ? Traverso reprend à son compte la définition de Karl Mannheim dans Idéologie et Utopie (1929) :

« un groupe social relativement indépendant – « librement flottant » ou « sans attaches » (freischwebend) – qui s’érige au-dessus des classes et se fixe la tâche de forger un imaginaire nouveau, des alternatives sociales, des utopies » (pp. 54-55).

Il fait également sienne la définition lapidaire de Sartre dans « Plaidoyer pour les intellectuels » (1966) : l’intellectuel est « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (p. 34). Les deux vont évidemment bien ensemble, l’absence d’attaches permettant à l’intellectuel-papillon de se poser partout.

Les intellectuels ont-ils jamais servi à quelque chose ? Sur le plan des idées, certainement. Et sur le plan des décisions qui furent prises ? Traverso écrit que

« Les seuls intellectuels qui ont un peu réussi à participer au pouvoir sans se fourvoyer sont ceux qui, à un moment particulier du XXe siècle, ont accompagné la création de l’État-providence, qui a fonctionné quelques décennies » (p. 41).

Keynes, toujours lui.

Mais, pour s’être brûlée les ailes trop souvent à l’incandescence de l’utopie (le marxisme et ses mises en application, le plus souvent), la classe où se recrutaient les intellectuels a cessé de générer des utopies. Elle a troqué la mauvais habitude qu’elle avait de se mêler de ce qui ne la regarde pas pour l’activité plus lucrative d’« expert » dans laquelle, au contraire, on ne dit que ce qui arrange le commanditaire : l’expertise est « indiscutable [, la] critiquer serait faire preuve de sectarisme » (p. 81). Ayant cessé d’engendrer des utopies, elle n’est plus d’aucune utilité dans la vie des partis politiques, où elle a avantageusement été remplacée par les publicitaires : à la place de l’utopie qui faisait rêver on a aujourd’hui un marketing scientifiquement ciblé à partir de l’analyse des sondages (p. 52).

Comme le fait remarquer Traverso, ce sont les nouveaux philosophes qui ont sonné le glas des utopies : la déconvenue sur laquelle déboucha leur engagement marxiste-léniniste fut si vive qu’ils en vinrent à voir dans toute utopie un leurre :

« La révolution est vue comme un mythe pernicieux, qui mène forcément à la dictature fasciste ou communiste. Le seul engagement valable et désintéressé est alors une cause humanitaire. De ce point de vue, l’humanitarisme est un peu l’idéologie d’une ère qui se voudrait « post-idéologique » (p. 66).

Mais le risque, comme il le souligne encore, est de se retrouver alors dans un relativisme de la nuit des utopies où tous les chats du politique sont également gris :

« Ceci conduit à une vision singulière de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle il faudra condamner simultanément les résistants et les collaborateurs, en réhabilitant les vrais héros, les secoureurs de victimes » (p. 35).

Je rappelle que durant la Seconde guerre mondiale, Wittgenstein, ayant vu rejeté son volontariat d’ambulancier au front, fut portier d’un hôpital londonien.

N’existe-t-il aucune alternative au refus dorénavant des utopies, dont l’apparentement à une dépression post-traumatique est quand même un peu trop criant ? Si dit Traverso :

« Privé d’utopies, le monde a tourné le regard vers le passé. La mémoire est devenue une obsession culturelle. […] L’intellectuel critique imaginait la société à venir, alors que depuis les années 1980 il officie la célébration quasi religieuse du passé et se charge de l’élaboration de la mémoire » (p. 72).

Tout lecteur de Freud aura immédiatement reconnu le travail de deuil, du deuil de soi-même en l’occurrence. Parvenue au soir de sa vie, l’espèce humaine adopte la voie de la sagesse : elle se penche sur son passé, sur le chemin parcouru, sur la tâche accomplie, et se réconcilie, apaisée, avec le fait que son avenir lui n’aura malheureusement plus lieu.

À moins que…

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