QUI EST KEYNES ? (I) EST-IL UN LIBÉRAL (D’EXTRÊME-GAUCHE) ?

En 1925, Keynes a 42 ans. La campagne qu’il a menée pour empêcher le retour de la Grande-Bretagne à l’étalon-or vient d’échouer et il a salué sa défaite personnelle par une série de chroniques publiées au mois de juillet dans l’Evening Standard, textes rassemblés ensuite en une brochure : The Economic Consequences of Mr Churchill.

De même qu’il a cherché à montrer que la stabilité des prix est nécessairement excellente puisque la hausse des prix : l’inflation, et la baisse des prix : la déflation, sont toutes deux exécrables, il détermine que s’il est libéral, c’est parce qu’il ne peut être ni Travailliste, ni Conservateur. Ses pensées à ce sujet ont été rassemblées à l’occasion d’une allocution qu’il prononce en août à l’université d’été du parti libéral britannique intitulée : « Am I a Liberal ? », suis-je un libéral ?

Keynes ne s’est certainement pas facilité la tâche en se définissant comme appartenant au courant d’extrême-gauche de ce parti, tendance dont il est d’ailleurs le seul représentant dont on ait gardé le souvenir. Il affirme péremptoirement dans une allocution intitulée « Liberalism and Labour », le libéralisme et le travaillisme, prononcée en février 1926 : « La République de mon imaginaire se situe à l’extrême-gauche de l’espace céleste » (Keynes [1926] 1931 : 309).

Le militantisme de Keynes, proclamé haut et fort en faveur du courant qu’il imagine représenter, doit être situé dans le contexte de l’effondrement du parti libéral aux élections de 1924, où il perdit 118 de ses 158 sièges. Keynes explique dans « Liberalism and Labour » que « Le parti Libéral se partage entre ceux qui, seraient-ils forcés de faire un choix, voteraient Conservateur, et ceux qui, dans les mêmes circonstances, voteraient Travailliste », à la suite de quoi il enjoint sans ambages ceux qui voteraient Conservateur de quitter le parti Libéral (ibid. 310) !

Le rassemblement circonstanciel d’une extrême-droite et d’une extrêmement-gauche au sein du parti Libéral britannique (comme c’est souvent le cas dans des mouvements centristes, où échouent ceux qui ne trouvent pas leur place ailleurs), évoque les alliances fortuites que l’on constate aujourd’hui dans les pays occidentaux entre libertariens d’une part, extrême-gauche non-communiste d’autre part, sur des questions comme la promotion des monnaies locales ou la contestation de la dérive hyper-sécuritaire du renseignement.

Keynes n’est pas un révolutionnaire : la représentation qu’il se fait d’une société viable est, comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, une société, sinon du consensus, du moins du dissensus minimal : où l’on est parvenu à minimiser le volume du ressentiment global. Sa méfiance envers les révolutions s’alimente des conclusions auxquelles il aboutira dans les recherches qui débouchèrent en 1921 sur son Treatise on Probability, à savoir qu’il est extrêmement difficile de prévoir l’avenir. Cette opinion est en réalité la sienne depuis fort longtemps puisqu’on la trouve déjà exprimée dans une dissertation qu’il rédige à l’âge de 21 ans alors qu’il étudie à Cambridge, à propos de l’homme politique et philosophe Edmund Burke (1729-1797) : « Notre capacité à prédire est si faible qu’il est rarement avisé de sacrifier un mal actuel pour un hypothétique avantage futur » (S I : 155), opinion dans la ligne d’une autre qu’il avait défendue deux ans auparavant dans une allocution alors qu’il était encore lycéen à Eton, que les abus de l’Ancien régime auraient pu être éliminés « par des moyens moins violents et passablement plus constitutionnels » (ibid. 102). Les périodes de transition peuvent être catastrophiques, dit-il encore, et il ne faut s’engager dans de tels bouleversements prévisibles qui si l’on est certain que le bien qui en résultera les justifiait pleinement. Il écrivait en ce sens, toujours dans sa dissertation de 1904 sur Burke : « il ne suffit pas que l’état de fait que nous cherchons à promouvoir soit meilleur que celui qui le précède, il faut encore qu’il soit à ce point préférable qu’il compense aussi les tragédies qui accompagnent la transition » (ibid. 156).

Keynes justifiera par une véritable argumentation son désaccord de principe avec la voie révolutionnaire dans le compte-rendu d’un livre que Trotski vient alors de consacrer à la Grande-Bretagne (Where Is Britain Going ? 1925) :

« [Trotski] suppose que les problèmes moraux et intellectuels de la transformation de la société ont déjà été résolus – qu’un plan existe, et qu’il ne reste plus qu’à l’appliquer. Il suppose que la société se divise en deux parties – le prolétariat, adepte de ce plan, et les autres qui s’y opposent pour des raisons purement égoïstes. Il ne comprend pas qu’aucun plan ne pourra gagner avant d’avoir convaincu un nombre considérable de personnes, et que, s’il existait déjà un tel plan, une multitude ne manquerait pas de s’y rallier » (Keynes [1926] 1933 : 66).

Et Keynes de conclure : « La prochaine étape se fait avec la tête, et les poings doivent attendre » (ibid. 67).

Certains n’hésiteraient cependant pas à dire que l’argumentation de Trotski, telle que Keynes l’a rapportée dans la première partie de son compte-rendu, n’est pas moins convaincante que sa propre démonstration, voire même répond par avance à ses objections.

Keynes commence en effet par rapporter fidèlement dans sa recension les vues de Trotski. Selon celui-ci, l’hypothèse que le parti Travailliste accéderait au pouvoir par la voie électorale et « parviendrait à accomplir cette tâche avec tant de circonspection, avec tant de tact, avec tant d’intelligence, que la bourgeoisie ne ressentirait aucun besoin de manifester son opposition active, est une farce » (ibid. 65). Keynes poursuit :

« Trotski affirme que les classes possédantes respecteront le résultat des élections aussi longtemps qu’elles contrôleront la machine parlementaire, mais que si elles en sont délogées, il est alors absurde de supposer qu’elles hésiteront un instant à recourir à la force. Supposons, dit-il, qu’une majorité parlementaire travailliste décide, de la manière la plus légale du monde, de confisquer la terre sans compensation, de taxer lourdement le capital, d’abolir la Couronne et la Chambre des Lords, ‘il ne fait aucun doute que les classes possédantes ne se soumettront pas sans lutter, d’autant que la police, l’appareil judiciaire et l’armée sont entièrement entre leurs mains’. Elles contrôlent de surcroît les banques et l’entièreté du système de crédit social ainsi que le secteur des transports et celui du commerce, si bien que l’alimentation quotidienne de Londres, y compris celle du gouvernement travailliste lui-même, dépend du bon vouloir des grands combinats capitalistes. Il va de soi, affirme Trotski, que de formidables moyens de pression ‘seront mis en branle avec une violence effrénée pour bloquer l’activité du gouvernement travailliste, pour paralyser ses moyens, pour le terroriser, pour tenter de provoquer des défections dans sa majorité parlementaire et, finalement, pour causer une panique financière, des difficultés d’approvisionnement, et des fermetures d’usines’ » (ibid. 65-66).

Dans tout ce passage, et avant qu’il n’exprime pour conclure ses propres objections à l’argumentation de Trotski – objections qui apparaissent bien timides par contraste, Keynes a pris un soin à ce point méticuleux de rapporter les vues de celui-ci que, connaissant l’homme Keynes, il est difficile d’imaginer qu’il ne l’ait fait non sans une certaine malice.

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Keynes, John Maynard, Essays in Persuasion : MacMillan 1931, Volume IX de The Collected Writings of John Maynard Keynes

Keynes, John Maynard, Essays in Biography : MacMillan 1933, Volume X de The Collected Writings of John Maynard Keynes

Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. II. The Economist as Saviour 1920-1937. London: MacMillan, 1992

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