Pour le chantier « Se passer de la volonté et de l’intention », par Jeanne Favret-Saada

Billet invité.

Dans sa vidéo « A nouveau au seuil d’une guerre mondiale », Paul Jorion a lié l’urgence de la situation géopolitique (un paquet de conflits distincts dont le nouement pourrait produire une guerre mondiale) avec celle d’un changement dans notre manière de penser la décision politique. Il s’agirait d’opérer un déplacement du même type que celui qu’il a apporté en économie : ayant montré le profit qu’on peut tirer de l’élimination de la notion de valeur, il propose que nous nous entraînions ensemble, dans ce blog, à nous passer de la conscience — de ses ressorts, la volonté et l’intention — pour penser la prise de décision politique. Grâce à quoi nous pourrions comprendre autrement les événements produits par les supposés acteurs de la scène mondiale, et penser de façon nouvelle notre propre participation à l’histoire.

Waouh. Excitant. Terrifiant. Comme il se référait aux travaux de Libet mais qu’il avait aussi en tête, je suppose, tous ceux qui ont suivi dans les neurosciences sur des sujets aussi divers que la conscience, l’intention, le libre arbitre, la volonté — ainsi que leur abord par les neurosciences sous l’angle de la motricité, par exemple –, je me suis retrouvée embarquée dans un tourbillon de souvenirs de lectures savantes. Lesquelles ne m’avaient pas permis de conclure à quoi que ce soit de solide dans aucun domaine — d’autant que ces disciplines sont en perpétuel renouvellement –, mais avaient assis définitivement la conception que j’avais pu me faire de l’agir humain à partir d’une expérience ethnographique de terrain. Je voudrais donc contribuer à ce chantier en réfléchissant à mon propre parcours intellectuel, mais en essayant de le faire aboutir à la crise géopolitique dans laquelle nous sommes pris.

Evidemment, je ne suis assurée que de mon point de départ, puisque la suite, je ne la connais pas encore. Mais le blog pourrait peut-être nous emmener un peu plus loin que je n’ai été, jusqu’ici, par mes propres moyens. Voici donc un premier billet sur ce que je crois avoir pu accomplir à propos de la sorcellerie bocaine.

*

On peut représenter la sorcellerie comme la production, par une intention consciente, d’un effet X sur une cible Y, sans que son auteur ait à passer par les médiations ordinaires de la production d’effets : une relation de parole, une relation d’argent, un certain travail effectué sur la chose, selon qu’il s’agit d’un effet à produire sur un humain, sur du vivant, sur de la matière. De la sorcellerie, certains pensent qu’il s’agit d’une idée stupide (« cela ne se peut pas ») ; et d’autres, que si cela se peut, c’est proprement terrifiant (« on entre dans un monde sans limites »).

Mon travail a consisté à déplacer deux présupposés : d’une part, l’intention n’a nullement besoin d’être consciente pour produire un effet (en tout cas sur du vivant) ; d’autre part, la médiation qui s’instaure entre l’ensorceleur et sa cible n’est en effet pas ordinaire, mais elle consiste nécessairement en une communication — laquelle peut être non verbale et jouer sur l’échange de signaux infimes. Je laisse provisoirement de côté la question des effets produits sur de la matière, car on peut presque toujours les ramener à de la matière agie par un être vivant.

C’est pourquoi le travail de désorcèlement consiste dans une lente inculcation, par le désorceleur à son consultant, de façons d’être apprises, qui ne trouveront leur pleine efficacité qu’au moment où elles seront devenues un automatisme aussi intégré que, par exemple, la conduite automobile.

La théorie freudienne des faits inconscients m’a aidée dans une certaine mesure parce qu’elle permettait d’échapper au primat de la conscience ; et handicapée, dès lors que je voulais envisager la spécificité du désorcellement, qui tourne délibérément le dos au scénario œdipien ; et que je tenais à penser aussi les effets de sorcellerie portant sur du vivant non-humain.

A partir de là, j’étais bonne pour les neurosciences.

La suite au prochain numéro…

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(Pour ceux que cela intéresse, Désorceler (2009, Editions de L’Olivier) synthétise ce que mes deux livres précédents avaient montré.)

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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