Le 4 avril 2008, je publiais ici un billet intitulé : « Kerviel et la faute a pas d’chance », dont les dernières lignes disaient ceci :
« Alors, si c’est la faute à pas de chance, est-ce qu’il ne serait pas temps de ficher la paix à Jérôme Kerviel ? »
Un livre qui vient de paraître m’encourage à aller beaucoup plus loin encore dans la même direction.
Dans Antifragile. Les bienfaits du désordre (Les Belles Lettres 2013 [1]), dans le cadre d’une discussion relative à la relation entre taille et fragilité, Nassim Nicolas Taleb, consacre un bref paragraphe à l’affaire Kerviel. Il écrit ceci à propos du débouclage de la position de Kerviel le 21 janvier 2012 :
« Une liquidation de 70 milliards de dollars aboutit à une perte de 6 milliards de dollars. Mais une liquidation d’un dixième de cette taille, 7 milliards de dollars, n’entraînerait probablement aucune perte, car les marchés absorberaient ces quantités sans paniquer, peut-être même sans le remarquer. Cela nous dit donc que si, au lieu d’avoir une très grande banque, avec M. Kerviel en franc-tireur du trading, nous en avions dix de taille plus modeste, chacune possédant respectivement son M. Micro-Kerviel qui mènerait son activité de trader en franc-tireur et dans son coin à des moments imprévus, le total des pertes des dix banques serait quasiment nul » (pages 341-342).
Cette réflexion attire notre attention sur le fait que, dans nos environnements complexes, la prévisibilité de nos actions dépend de la taille de l’environnement au sein duquel nous agissons. J’ai évoqué cette dimension de la complexité dans Misère de la pensée économique (Fayard 2012) à propos de la « main invisible » d’Adam Smith. J’y écrivais ceci :
« Il y a deux explications possibles au fait que la main invisible n’opère pas nécessairement. Il est possible pour commencer que l’hypothèse d’Adam Smith était erronée dès le départ : ce qu’il croyait observer n’était peut-être pas le cas, il est possible qu’il y ait eu mésinterprétation de sa part des faits qu’il observait ou croyait observer. Il est possible aussi, et c’est là la seconde explication envisageable, que dans des contextes beaucoup plus simples, beaucoup moins complexes, comme ceux qui caractérisaient l’économie et la finance à l’époque où il écrivait, c’est-à-dire en 1776, les phénomènes économiques et financiers impliquaient beaucoup moins d’interactions entre des facteurs beaucoup moins nombreux, et qu’il était facile du coup pour des comportements égoïstes sinon de produire le bien commun par leur émergence à un niveau supérieur, du moins de ne pas le compromettre » (p. 280).
La notion de responsabilité suppose une relation causale entre un acte posé par une personne et son effet. Elle suppose en particulier que celui qui prend une décision qui s’avérera malheureuse sait qu’elle est malheureuse au moment de la prendre (ou aurait pu, raisonnablement, s’en douter). (2)
Lorsqu’il n’y a pas de relation prévisible par celui qui a posé l’acte et l’effet produit, la loi parle de « force majeure » ou de « cas fortuit » et la personne qui a posé l’acte est exonérée de toute responsabilité dans ce qui furent ses conséquences. L’article 1148 du Code civil dit :
« Il n’y a lieu à aucuns dommages et intérêts lorsque, par suite d’une force majeure ou d’un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit ».
La « force majeure » renvoie traditionnellement à une force extérieure, le « cas fortuit » a lui rapport avec la personne qui pose l’acte. On peut lire dans « Conclusions du commissaire du gouvernement Latournerie
sur C.E., 25 janvier 1929, Sous-secrétaire d’Etat des Postes et Télégraphes c. Société du Gaz de Beauvais » :
« Que l’événement soit qualifié de force majeure ou de cas fortuit suivant qu’il consiste dans un accident de la nature ou dans un fait de l’homme, suivant qu’il est l’effet d’une force irrésistible pour toute personne, irrésistible absolument ou irrésistible seulement pour la personne qui invoque cette cause d’exonération eu égard aux moyens dont elle dispose, c’est-à-dire irrésistible relativement ou enfin suivant que cette force est extérieure ou intérieure, dans tous ces cas, il est admis, généralement du moins que, pour que cet événement soit une cause d’exonération, il faut qu’il satisfasse à deux conditions : qu’il n’ait pu ni se prévoir ni se conjurer, qu’il échappe à la fois aux prévisions et à la volonté humaine ».
Le type de relation causale qui sous-tend la notion de responsabilité est présent lorsqu’il existe une relation linéaire entre l’acte posé et l’effet obtenu.
La remarque de Taleb attire l’attention sur le fait qu’il existe un seuil dans la taille d’un environnement tel qu’au-delà de ce seuil, la prévisibilité de l’effet des actes posés a cessé d’exister. Dit autrement et d’un point de vue pratique, au delà de ce seuil dans la taille, la possibilité s’ouvre pour quiconque n’a pas obtenu l’effet escompté, de s’exonérer en invoquant le « cas fortuit ».
Si le raisonnement de Taleb est correct – et je ne doute pas personnellement qu’il le soit – alors les pertes de 6 milliards essuyées lors du débouclage de la position de Kerviel relèvent du « cas fortuit » – de « la faute à pas d’chance » dans les termes de mon billet d’avril 2008 – et Kerviel est automatiquement exonéré de la perte subie. Il n’est pas exonéré, bien entendu, des fautes professionnelles qu’il a commises – telles qu’il en a fait la liste dans son livre L’engrenage (Flammarion 2010) et qui relèvent elles des prud’hommes et des prud’hommes seulement.
Mais allons plus loin : la modélisation financière repose encore tout entière aujourd’hui sur la supposition que des relations linéaires existent entre les éléments constitutifs de l’ensemble des instruments financiers, débouchant pour leurs effets sur des événements dont la distribution statistique est normale ou gaussienne (hasard « domestiqué »). Or la fausseté de cette interprétation a été mise en évidence à partir des années 1980 (3) : nous savons maintenant (sans l’ombre d’un doute) que pour ce qui touche en tout cas aux produits financiers dérivés, ce sont des relations non-linéaires qui existent entre leurs éléments constitutifs, débouchant sur des événements dont la distribution n’est pas normale ou gaussienne mais leptokurtique (hasard « sauvage ») (4).
L’implication logique de cela est la suivante : contrairement à ce que supposent les modèles utilisés aujourd’hui (dont la fausseté est désormais prouvée) le comportement des produits dérivés est imprévisible et quiconque opère sur ces produits est parfaitement justifié d’invoquer le « cas fortuit », et de voir sa responsabilité dégagée, lorsque l’effet obtenu n’a pas été l’effet prévu, toute prévision étant dans ce cas là en réalité impossible.
De plus, et comme nous l’avons vu à propos de l’effet de taille évoqué par Taleb dans le cas de Kerviel, quiconque travaille dans un établissement financier dont la taille est excessive en raison du risque que son défaut éventuel fait courir au système financier dans son ensemble (les 28 « banques systémiques » selon la définition du Conseil de stabilité financière), est semblablement en droit d’invoquer le « cas fortuit » au cas où les conséquences de ses opérations financières ne sont pas celles qu’il avait anticipées (quelles que soient ces opérations, et pas seulement sur les produits dérivés, puisque ne joue ici que la taille de l’établissement financier en question).
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(1) Je consacre à ce livre un compte-rendu qui paraîtra dans Philosophie Magazine.
(2) Merci à Cédric Mas pour les informations juridiques.
(3) Voir, par exemple ma Note sur l’utilisation de méthodes empruntées à la physique dans l’analyse technique des marchés, Banque de L’Union Européenne, juin 1990.
(4) Voir Christian Walter, « Le phénomène leptokurtique », in C. Walter, Nouvelles normes financières, Paris : Springer, 2010 : 59-77.
Voir ce voyou de Kapoor qui a fait main basse sur le noir (surtout connu pour ça). https://www.lemonde.fr/arts/article/2016/03/03/anish-kapoor-se-paie-le-noir-parfait_4875569_1655012.html