Le feuilleton Keynes jusqu’ici :
Pourquoi l’or a-t-il pu si longtemps servir de monnaie ? D’abord parce qu’il présente bien : parce que, comme l’écrit Keynes dans A Tract on Monetary Reform (1923), le livre où il mène croisade contre le retour de la Grande-Bretagne à l’étalon-or : « il bénéficie toujours du prestige que lui donnent son parfum et sa couleur » (Keynes [1923] 1931 : 174). Ensuite parce qu’il est imputrescible et n’est pas non plus l’un de ces métaux qui s’oxydent ; il résiste donc bien aux manipulations multiples et s’accommode des intempéries et du temps qui passe. Mais surtout parce qu’étant richesse en soi (échangeable en tant que tel lorsque l’État, garant d’une monnaie fiduciaire, fondée sur la confiance, s’effondre), il a toujours pu apparaître comme la « doublure » naturelle de la nouvelle richesse créée au sein d’une nation, faisant en sorte qu’une monnaie fondée sur l’étalon-or semble présenter une disposition « naturelle » à assurer la stabilité des prix.
Pourquoi est-ce ainsi ? Parce qu’une société qui s’enrichit en produisant des marchandises, trouve dans l’ensemble de l’or en même proportion. Keynes explique cela :
« … il s’est fait que le progrès dans la découverte de mines d’or avançait en gros du même pas que le progrès qui intervenait dans d’autres domaines – une correspondance qui n’était pas une pure affaire de chance, parce que le progrès en ce temps là, du fait qu’il était caractérisé par une ouverture graduelle de la surface du globe et son exploitation, impliquait assez logiquement qu’étaient découverts pari passu, des dépôts d’or dont l’accès était de plus en plus malaisé » (ibid. 174).
Mais cela cessa d’être ensuite systématiquement le cas : les nations qui se révélaient les plus dynamiques au cours de la révolution industrielle n’étaient pas nécessairement celles sur le territoire desquelles de nouvelles quantités d’or étaient automatiquement découvertes, et ceci les obligeait à en acheter pour se constituer des réserves auprès d’autres plus chanceuses sur le plan géologique. Dans l’état présent du monde, la répartition naturelle de l’or favorise arbitrairement certaines nations et en pénalise d’autres tout aussi arbitrairement.
Une monnaie fiduciaire n’a pas à se préoccuper de métaux précieux redoublant de leur propre richesse intrinsèque celle des billets qu’ils garantissent, la confiance en la valeur d’une monnaie fiduciaire nécessite seulement une organisation et sa bonne administration : d’une part, une banque centrale pour émettre de la monnaie de bon aloi et la retirer à bon escient de la circulation au prorata de la richesse créée ou détruite et, d’autre part, un État à même de mettre sur pied et d’assurer l’entretien d’une police qui pourchasse les faux-monnayeurs, d’une magistrature qui les met sous les verrous et d’une administration pénitentiaire qui fait en sorte qu’ils y restent.
« Les partisans de l’or, écrit Keynes, à défaut d’une justification plus scientifique, fondent leur cause sur un double malentendu : 1° d’un point de vue pratique l’or a fourni et continuera de fournir un étalon-valeur raisonnablement stable et, 2° dans le monde tel qu’il est, comme les autorités en charge manquent de sagesse plus souvent qu’à leur tour, une devise gérée se retrouve tôt ou tard en difficulté. Le conservatisme et le scepticisme sont ici compagnons de route – comme c’est souvent le cas » (ibid. 174).
Bien des années auparavant, dans son premier ouvrage, consacré à la monnaie indienne : Indian Currency and Finance (1913), Keynes avait déjà écrit : « La préférence d’une devise associée à une contrepartie tangible est […] la relique d’un temps où l’on pouvait moins faire confiance aux gouvernements en ces matières que ce n’est le cas aujourd’hui » (S I : 275).
J’ai mentionné ci-dessus, comme condition pour que puisse exister une monnaie fiduciaire gérée par un État : « une banque centrale pour émettre de la monnaie de bon aloi et la retirer à bon escient de la circulation au prorata de la richesse créée ou détruite ». Or, l’on sait qu’aujourd’hui, ni la Federal Reserve américaine, ni la Banque centrale européenne ne respectent cette condition : toutes deux créent de la monnaie non pas en contrepartie de nouvelle richesse créée mais tout simplement parce qu’on en manque cruellement, et pour ce qui est du cas de la Fed en tout cas, les événements du mois de juin dernier : les réactions désordonnées du marché des capitaux à l’annonce par Ben Bernanke, son gouverneur, qu’il allait réduire le flot des 85 milliards de dollars créés chaque mois sans contrepartie (annonce qui fut rapidement suivie de son démenti par d’autres), prouvent que la capacité de la Fed à retirer de la circulation les sommes de mauvais aloi, a cessé d’exister.
Keynes revenu parmi nous se convaincrait aisément que le temps n’est plus où l’on pouvait « faire confiance aux gouvernements en ces matières ». Quand A Tract on Monetary Reform parut en 1923, l’auteur anonyme d’un compte-rendu de l’ouvrage dans le Times Literary Supplement écrivait que la vertu de l’étalon-or est qu’« il décourage les politiciens de recourir trop systématiquement à la fabrication de monnaie » (S II : 161). Un Keynes de bonne foi aurait bien du mal à lui donner tort à la lumière des événements auxquels nous assistons aujourd’hui. À sa décharge certainement, qu’il ne pouvait imaginer un monde où les banquiers centraux, les politiciens et les hauts fonctionnaires, calquant leur comportement sur celui des hommes d’affaire, se sont débarrassés de l’éthique qui accompagnait leur fonction autrefois.
Dans le monde qui aurait suivi la mise en vigueur de l’ordre monétaire international que Keynes proposa à Bretton Woods en 1944, l’or aurait encore joué un rôle : celui d’une réserve internationale permettant à la chambre de compensation multilatérale internationale – dont l’unité de compte est le bancor – de dépanner les pays temporairement en difficulté : j’aurai l’occasion d’y revenir.
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Keynes, John Maynard, Essays in Persuasion : MacMillan 1931, Volume IX de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. I. Hopes Betrayed 1883-1920, London : MacMillan, 1982
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. II. The Economist as Saviour 1920-1937, London : MacMillan, 1992
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