En décembre 1923 paraît A Tract on Monetary Reform, le brûlot où Keynes justifie la croisade qu’il mène contre une restauration de la parité or de la livre sterling. C’est l’état catastrophique du budget de la Grande-Bretagne à la fin de la Première guerre mondiale qui l’a forcée en 1919 à cet abandon mais, pour une question de prestige essentiellement, elle entend y revenir aussitôt que possible. Il lui faudra six ans pour y parvenir : en avril 1925 ce sera chose faite.
L’opinion radicale de Keynes sur la question est fort bien résumée par la formule à laquelle il recourt au chapitre 4 du Tract, quand il écrit que « l’étalon-or est […] une relique barbare », survivance d’une époque où l’on ne comprenait pas ce qu’est une monnaie (Keynes [1923] 1931 : 179).
Principal argument utilisé par Keynes contre une monnaie adossée à l’or : une réserve métallique détruit la stabilité des prix, parce qu’il n’existe aucun moyen pour une nation de s’assurer qu’elle pourra constituer des réserves d’or en quantités représentant fidèlement la richesse de son économie.
Il y a dans cette thèse deux propositions qu’il faut analyser séparément. La première, c’est que l’instabilité des prix est en soi une mauvaise chose. La seconde, c’est que l’étalon-or cause bien une telle instabilité.
Commençons par la première.
Rien n’exige en soi la stabilité des prix, sa nécessité découle seulement de la constatation a contrario que l’instabilité des prix est extrêmement dommageable pour une nation. Deux cas de figure sont possibles : 1) les prix grimpent, il y a inflation, or celle-ci a des conséquences très négatives, 2) les prix baissent, il y a déflation, or les conséquences de celles-ci sont encore plus nocives que celles de l’inflation. Voilà pourquoi la stabilité des prix est essentielle et pourquoi toute mesure qui la met en péril doit être rejetée.
Quand Keynes parle de conséquences négatives, il a en tête une chose bien précise, qui n’a pas tant à voir avec un équilibre économique qu’avec un équilibre social : ce qu’il s’agit de maintenir à ses yeux, c’est un consensus sociétal : qu’aussi hétérogène que puisse être l’ordre social existant, aucune composante de la société n’en vienne à juger la situation comme étant désormais intolérable. Les conséquences négatives de l’inflation et de la déflation, ce sont les « débordements » du ressentiment que celles-ci suscitent dans certaines couches de la population, mettant en danger l’édifice social tout entier. Lorsqu’une situation d’équilibre social a été atteinte, sinon par une maximisation du consensus, du moins par une minimisation du dissensus, le maintien de la stabilité des prix permet de la perpétuer.
Il faudra cependant attendre la publication de The General Theory of Employment, Interest and Money en 1936 pour trouver chez Keynes au chapitre intitulé « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire » une véritable charge contre la concentration de la richesse et des propositions concrètes en vue de son élimination, comme l’« euthanasie du rentier » (Keynes 1936 : 376) ou une suggestion voilée d’interdire l’héritage (ibid. 373-374). « Je pense quant à moi, écrit Keynes dans ce chapitre, qu’il existe des justifications sociales et psychologiques pour des inégalités significatives de revenus et dans le patrimoine, mais nullement pour des disparités aussi importantes que celles qui existent aujourd’hui » (ibid. 374).
À propos de l’inflation, Keynes avait déjà écrit en 1919 dans The Economic Consequences of the Peace :
« On dit de Lénine qu’il aurait déclaré que le meilleur moyen de détruire le Système Capitaliste était d’avilir la monnaie. Un processus continu d’inflation permet aux gouvernements de confisquer secrètement et de manière inapparente, une part importante de la richesse de leurs citoyens. Par cette méthode, ils ne confisquent pas seulement, mais ils confisquent arbitrairement ; et tandis que le processus en appauvrit beaucoup, il enrichit aussi certains autres. Le spectacle de ce réarrangement arbitraire des richesses ne sape pas seulement le sentiment de sécurité mais aussi la confiance en l’équité de la répartition actuelle de la fortune » (Keynes [1919] 1931 : 57).
Keynes n’emploie pas le mot de « ressentiment » mais c’est bien cela qu’il vise quand il évoque un ébranlement de « la confiance en l’équité ».
Skidelsky, qui a eu accès au texte de certaines leçons données par Keynes à Cambridge à l’automne 1920, non reprises dans l’édition des œuvres complètes, en cite certains passages qui précisent la pensée de Keynes. « L’inflation, dit-il, est un dispositif qui permet à une communauté de consommer, pour un temps, son capital sans en être véritablement consciente » (S II : 44). Et pour ce qui touche plus précisément aux « transferts de richesse d’une classe à une autre » qui remettent en question le consensus existant : l’inflation « permet aux travailleurs, aux hommes d’affaire et aux gouvernements de prospérer temporairement en consommant ou en confisquant la ‘richesse véritable’ des épargnants » (ibid. 46).
La baisse des prix, la déflation, constitue aux yeux de Keynes le mal absolu : par elle, c’est le processus de production tout entier qui est retardé. L’économie ralentit puis se fige parce que comme tout pourra bientôt être obtenu meilleur marché, toute dépense est remise à plus tard. Le chômage monte alors en flèche, on assiste à la paupérisation de la population dans sa quasi-totalité, à l’exception seulement des rentiers.
Keynes explique dans le Tract on Monetary Reform que
« La déflation implique un transfert de richesse du reste de la communauté vers la classe des rentiers et vers tous ceux qui détiennent des titres. Elle implique en particulier un transfert du groupe des emprunteurs, c’est-à-dire dire des commerçants, des industriels et des fermiers, vers le groupe des prêteurs, autrement dit un transfert de richesse de la population active à la population inactive » (Keynes [1923] 1931 : 166).
Processus qu’il caractérise encore d’une autre manière en disant qu’il s’agit avec la déflation de « l’oppression du contribuable en vue d’assurer l’enrichissement du rentier… » (ibid.). Il conclut ce passage en rapprochant cette fois la déflation de l’inflation : « Mais alors que l’inflation, en allégeant le fardeau de la dette nationale et en stimulant l’entreprise, a quand même quelque chose à mettre sur l’autre plateau de la balance, la déflation elle n’a rien » (ibid. 168).
Du fait qu’inflation et déflation dérèglent la répartition présente des revenus et du patrimoine, elles occasionnent, chacune à sa façon, une hausse du ressentiment dans une partie distincte de la population. Dans un excellent raccourci, Skidelsky écrit que « L’inflation et la déflation sectionnent le lien moral entre l’effort et la récompense » (S II : 220).
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Keynes, John Maynard, Essays in Persuasion : MacMillan 1931, Volume IX de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : MacMillan 1936, Volume VII de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. II. The Economist as Saviour 1920-1937. London: MacMillan, 1992
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