Quand en 1936, dans The General Theory of Employment, Interest and Money, Keynes illustre par un concours de beauté les défis que posent à la réflexion les anticipations sur le long terme, il a certainement encore en tête le fait qu’il a déjà pris pour exemple un concours de beauté quinze ans auparavant, dans A Treatise on Probability, quand il s’agissait pour lui de mettre en évidence la difficulté d’associer à un événement une mesure numérique de sa probabilité.
Dans le traité de 1921, il était question d’un concours de beauté s’adressant aux lecteurs du Daily Express.
La Grande-Bretagne est partagée en 50 circonscriptions correspondant aux éditions locales du quotidien. Les 50 finalistes sont les jeunes femmes qui parmi un total de 6.000 candidates, l’ont emporté selon le classement des lecteurs dans leur circonscription. Un représentant du journal qui les aura rencontrées en chair et en os à Londres, sélectionnera alors 12 d’entre elles qui gagneront l’un des prix du concours, constitué de sommes égales d’argent.
Une des 50 finalistes, déposa plainte contre le journal, considérant que celui-ci avait ignoré les raisons légitimes pour lesquelles elle demandait que soit déplacée la date prévue pour sa venue dans les locaux du Daily Express. Le juge lui accordera des dommages et intérêts d’un montant de 100 £, somme quelque peu supérieure à celle découlant du calcul de probabilité qui lui sembla juste : une chance sur 50 de gagner l’un parmi 12 prix, soit une probabilité de gain de 24%.
Dans son traité, Keynes discute ce chiffre, ainsi que le long raisonnement qui avait conduit le juge à son verdict, cheminement de sa pensée qui se trouve rapporté par le menu dans les attendus du procès (Keynes 1921 : 25-27).
Mais l’argumentation de Keynes invoquant un concours de beauté au chapitre XII de The General Theory of Employment, Interest and Money, intitulé « Le statut de la représentation sur le long terme », vise un tout autre objectif. En voici l’exposé :
« … investir au niveau professionnel peut être comparé à ces concours qu’on trouve dans les journaux où les lecteurs doivent sélectionner les six plus beaux visages parmi une centaine de photos qu’on leur soumet, le prix revenant au lecteur dont le choix est le plus proche de la préférence moyenne de l’ensemble des participants. Ceci implique que chacun de ceux-ci doit choisir, non pas les visages qui lui paraissent à titre personnel les plus plaisants, mais ceux dont il imagine que la probabilité est la plus élevée qu’ils retiendront l’attention des autres participants, pour qui le problème se pose exactement dans les mêmes termes. Il ne s’agit pas de choisir ceux qui, pour autant que l’on puisse juger, sont véritablement les plus beaux, ni même ceux que l’opinion moyenne juge véritablement tels. Nous atteignons là un troisième degré où notre réflexion porte sur une anticipation de ce que l’opinion moyenne s’attend à ce que l’opinion moyenne soit. Et il doit exister des gens qui atteignent, j’imagine, le quatrième degré, le cinquième, voire des degrés plus élevés encore ».
L’exposé est, comme on le note, et en dépit de sa célébrité future, extrêmement concis et du coup assez elliptique : que sont en effet, ces « quatrième, cinquième degrés » auxquels Keynes fait allusion ?
L’illustration du concours de beauté doit être située au sein de la problématique de la « représentation sur le long terme » faisant l’objet du chapitre où l’on trouve ce passage. Le cadre où elle intervient, c’est celui du raisonnement d’un investisseur professionnel mais peut-être, plus généralement, de tout intervenant sur les marchés financiers. J’ai déjà eu l’occasion d’offrir un exemple caractéristique de tels raisonnements, tels que Keynes les conçoit :
« Soit l’annonce du gouvernement est prise au sérieux et le futur est escompté immédiatement au taux de change, auquel cas nous subissons tous les inconvénients d’une déflation brutale, soit l’annonce du gouvernement n’est pas crue, ou n’est crue qu’à moitié, etc. » (Lettre à Charles Addis, le 25 juillet 1924).
Nous savons déjà que Keynes se montre extrêmement sceptique quant à la capacité de quiconque de véritablement deviner ce qui se passera à l’avenir. Il confirme d’ailleurs cette vue au sein du même chapitre, quelques pages après avoir évoqué le concours de beauté et immédiatement à la suite de sa présentation des « esprits animaux » en tant que facteur irréductible mais indéterminable de nos prises de décision :
« … les décisions humaines qui affectent notre futur, que celui-ci soit personnel ou politique ou économique, ne peuvent pas dépendre d’une espérance mathématique au sens strict, du fait qu’aucun fondement n’existe pour effectuer un tel calcul ; et que c’est notre besoin instinctif de faire quelque chose qui fait tourner la machine, nos personnes rationnelles opérant un choix du mieux que nous pouvons entre les alternatives qui se présentent à nous, à la suite d’un calcul lorsque la possibilité en existe, mais confiant souvent par défaut notre motivation à l’humeur, à l’émotion, ou au hasard » (Keynes 1936 : 162-163).
Revenons au concours de beauté. Si je vous demande : « Quelle est la plus jolie des candidates du Daily Express ? », vous examinerez les différentes photos et me direz laquelle est la plus jolie selon vous. Votre jugement ne résultera pas d’un calcul : il constituera une expression spontanée.
Mais si je vous dis maintenant : « Il y a une récompense de 100 € ; devinez laquelle gagnera le concours ! », vous pourrez éventuellement me donner la même réponse que dans le cas précédent, mais il ne vous échappera pas qu’il n’est plus question comme dans la première instance d’une simple expression spontanée mais de développer une stratégie en vue de gagner le prix.
Vous allez devoir vous créer une représentation de ce qui vous semble être l’opinion la mieux représentée en prenant en considération le fait que vos goûts ne sont pas nécessairement ceux de la majorité. Il vous faudra tout d’abord évaluer la différence existant le cas échéant entre votre propre opinion et l’opinion dominante. Autrement dit, vous devrez dans un premier temps vous poser la question de la probabilité que votre opinion personnelle coïncide avec l’opinion « modale » (la plus représentée) et, si cette probabilité est faible, vous créer dans un deuxième temps, une représentation de la distribution de l’ensemble des opinions pour en extraire l’opinion « modale ». La difficulté réside dans le fait qu’une prise de conscience que votre opinion personnelle et l’opinion « modale » diffèrent suppose que vous disposiez déjà d’une représentation même imprécise de la distribution, sinon de l’ensemble des opinions, du moins de celles qui sont les mieux représentées. Autrement dit, il vous sera extrêmement difficile de résoudre le problème s’il n’est déjà pratiquement résolu en raison du fait que votre opinion est d’entrée de jeu l’opinion la mieux représentée : l’opinion « modale ».
La stratégie à développer pour gagner le concours est, comme on le voit, bien plus complexe que l’expression spontanée d’un choix personnel. La distinction entre expression spontanée et stratégie impliquant un calcul, est sous-jacente à l’illustration des anticipations sur le long terme par un concours de beauté chez Keynes, elle est cependant totalement absente du courant dominant de la pensée économique contemporaine.
Durant les années 1960 a triomphé au sein de ce courant dominant la thèse des « anticipations rationnelles » proposée par John Muth (1930-2005) pour être développée ensuite par Robert Lucas (né en 1937), Prix Nobel d’économie en 1995. Selon celle-ci, un prix de marché est nécessairement objectif dans la mesure où les erreurs d’appréciation des parties impliquées s’annulent. La thèse suppose que toute offre de prix à la vente (ask) ou à l’achat (bid) relève de ce que j’ai appelé plus haut l’expression spontanée du vendeur et de l’acheteur ; il en résulte l’objectivité du prix. Que l’acheteur ou le vendeur puisse proposer un prix parce qu’il a mis au point une stratégie visant à réaliser un profit, est parfaitement étranger au courant dominant de la pensée économique dans la perspective des « anticipations rationnelles ». C’est ce qui explique l’extraordinaire absence de son horizon de la notion de « spéculation » et du « spéculateur » comme agent économique.
Aux yeux du courant dominant de la pensée économique, la spéculation n’est pas à même de faire le moindre tort aux systèmes financier et économique puisqu’étant absente du modèle théorique, elle n’existe pas à proprement parler. Ceci fut fort bien expliqué par M. Lloyd Blankfein, P-DG de Goldman Sachs, devant une commission sénatoriale américaine (audition du 28 avril 2010) : celui que le vulgaire appelle « spéculateur » est en réalité un « teneur de marché » (market maker) qui vend à un certain prix à quiconque est prêt à acheter à ce prix, et qui achète à un certain prix à quiconque est prêt à vendre à ce prix, sur le mode que je qualifie de l’expression spontanée, et à mille lieues de toute considération stratégique.
Ce n’est pas sans malice bien entendu que je tiens à signaler que les théories économiques les plus grossièrement fausses se sont vu récompensées dans la quasi-totalité des cas par un « prix de la Banque de Suède à la mémoire d’Alfred Nobel ». La chose n’est bien sûr pas accidentelle : les thèses populaires auprès des banquiers centraux et de leurs amis et connaissances – que l’on retrouve dans les jurys de ce genre de prix – seront plus volontiers celles qui rapportent que celles qui décrivent la manière dont se passent véritablement les choses.
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Keynes, John Maynard, A Treatise on Probability, London : MacMillan 1921
Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : MacMillan 1936, Volume VII de The Collected Writings of John Maynard Keynes
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