Être « bon en maths » a toujours été une qualité dont parents et éducateurs ont voulu maximiser le potentiel, si bien que tout enfant présentant cette disposition qui n’a pas fini mathématicien, physicien ou ingénieur, ne l’a dû qu’à sa détermination personnelle.
Telles furent les pressions que John Maynard Keynes dut lui aussi endurer. Pour lui, la maîtresse de toutes les formes de connaissance était la philosophie, dont l’une des qualités et non des moindres à ses yeux est sa résistance à toute tentative de restreindre le domaine de sa compétence. En 1901, alors que le jeune Maynard vient de fêter ses dix-huit ans, à la veille d’importants examens de mathématiques, ses répétiteurs – ainsi que son père – découvrent avec stupeur qu’il vient de consacrer la totalité de ses efforts des derniers mois à la rédaction d’un mémoire consacré aux mérites de la poésie en latin médiéval du scolastique Bernard de Cluny.
Le Treatise on Probability à la rédaction duquel Keynes consacra le plus clair des années 1906 à 1913 (l’interruption de la guerre fera qu’il ne sera publié qu’en 1921) est, selon la définition qu’il donne de la probabilité de constituer une branche de la logique, un ouvrage très peu mathématique pour ce qui touche à la contribution originale de Keynes au sein du volume. Il renoue en fait avec la discipline dans l’état qui était le sien avant que les colles astucieuses que le chevalier de Méré posa à Pascal, Huygens, Fermat et quelques autres, sur la façon la plus juste de partager les enjeux d’une partie de cartes interrompue alors qu’elle est déjà entamée, n’ait conduit à assimiler la probabilité d’un événement à une mesure constituant la généralisation de sa fréquence observée.
Si les formules mathématiques émaillent le Traité de probabilité de Keynes, c’est qu’il y rapporte les travaux de ses prédécesseurs, dont il caractérise les contributions comme portant sur certains cas particuliers. Selon ce qui deviendra son habitude, il n’a pas abordé le problème que pose la probabilité à partir de ce que la doxa considère comme étant « l’état présent de la question », mais en rasant la construction existante pour la rebâtir entièrement à partir de ses fondations.
Keynes « entre en économie » quand Alfred Marshall lui confie un cours en 1908, époque où la « science » économique s’est convertie depuis plus de trente ans déjà au calcul différentiel qui avait été mis au point par les « mécaniciens » qu’étaient Newton, Leibniz et quelques autres, et qui avait permis de couronner l’astronomie, en tant que « mécanique céleste », reine des sciences. Mais Keynes n’en a rien à faire : les mathématiques n’apparaîtront dans ses écrits économiques qu’essentiellement comme la notation qui permet d’abréger une longue explication à l’aide de symboles clairement définis.
L’explication qui suit est typique de celles que l’on trouve chez Keynes :
« Soit l’annonce du gouvernement est prise au sérieux et le futur est escompté immédiatement au taux de change, auquel cas nous subissons tous les inconvénients d’une déflation brutale, soit l’annonce du gouvernement n’est pas crue, ou n’est crue qu’à moitié, auquel cas nous assisterons à un lent mouvement accompagné de l’attente d’une extension de ce mouvement dans la même direction, dont les effets sur le commerce et l’emploi ne mériteront pas même d’être mentionnés » (Lettre à Charles Addis, alors Gouverneur de la Banque d’Angleterre, le 25 juillet 1924).
Skidelsky souligne que ce type d’explication des phénomènes économiques était à l’époque hautement inhabituel (Skidelsky II, 194).
Une manière de caractériser la représentation que se fait Keynes de la théorie économique est qu’elle doit être davantage d’ordre qualitatif que quantitatif, ou bien que sa pratique serait selon lui « davantage un art qu’une science », mais le moyen que trouvera Keynes de caractériser la spécificité de sa conception sera d’invoquer la présence constante en économie et en finance d’« esprits animaux », notion empruntée à l’ancienne alchimie et qui lui était sans doute devenue familière à la lecture des manuscrits alchimiques de Newton qu’il avait eu à cœur de sauver de la dispersion lors d’une vente chez Sotheby’s en 1936, et qu’il avait alors lus, comme il apparaîtra ensuite, avec une très grande attention.
Les « esprits animaux » constituent le principe qui dans le « processus » alchimique, rend compte de ce qui échappe à l’explication purement physique (en termes de corps qui s’entrechoquent, indifférents les uns aux autres) ou purement chimique (en termes de corps qui s’attirent ou se repoussent). La notion est déjà présente chez Galien dans la médecine grecque antique ; Descartes en fera lui aussi usage, toujours dans le même sens d’« explication-croupion » : de facteur représentant ce qui échappe encore à l’explication une fois qu’aura été déroulée sa partie qui est elle parfaitement maîtrisée.
Keynes écrit au chapitre XII de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) :
« La plupart, c’est probable, de nos décisions de poser un acte positif, dont les pleines conséquences se développeront sur de nombreux jours à venir, peuvent seulement être prises comme le résultat d’esprits animaux – d’un besoin spontané d’action plutôt que d’inaction, et non comme l’aboutissement d’une moyenne pondérée de bénéfices multipliés par des probabilités quantitatives. […] l’initiative individuelle sera adéquate seulement lorsqu’un calcul raisonnable aura été complété et aura obtenu le soutien des esprits animaux… » (Keynes 1936 : 161-162).
C’est dans ce même chapitre XII, intitulé « Le statut de la représentation sur le long terme », que Keynes offre avec l’exemple d’un concours de beauté une illustration fameuse de la manière dont le calcul de probabilités intervient dans notre vie quotidienne, et ses limites. Mais le concours de beauté est à ce point représentatif de ce qui fait la spécificité du raisonnement de Keynes – et comme on le verra, également de sa faiblesse intrinsèque – qu’il mérite un développement séparé.
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Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : MacMillan 1936, Volume VII de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol. II, The Economist as Saviour 1920-1937. London : MacMillan, 1992
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