UN OBJECTEUR DE CONSCIENCE INTENDANT DES TROUPES (I) PREMIÈRE PÉRIODE : LE DÉNI

Le groupe de « Bloomsbury », du nom du quartier londonien où il logeait, fut dans les années 1910 et 1920 une bohême aisée, « bobo » comme on dit aujourd’hui, colonie de l’Université de Cambridge située à cent kilomètres de la capitale, droit vers le Nord.

Quand la Première guerre mondiale éclate au début du mois d’août 1914, Bloomsbury reste indifférent à ce qui lui apparaît comme un jeu mis en scène par des officiels aux cols empesés, banquiers et généraux, se prenant tous bien trop au sérieux. Un jeu d’un autre âge aux yeux de ces jeunes gens outrageusement « modernes ».

Selon le vœu du roi Henry VI, qui fut à l’origine des deux, les adolescents les mieux doués du collège d’Eton (fondé par lui en 1440) poursuivraient ensuite leurs études au King’s College de Cambridge (fondé par lui l’année suivante).

Non contents que leur identité d’élite royalement instituée puisse se poursuivre sans discontinuer de l’âge de quatorze à celui de vingt-quatre ans, les anciens d’Eton se créèrent à Cambridge en 1820 une association d’anciens sous la forme d’une « société secrète » appelée « The Apostles ».

Ces « Apôtres » constituaient en réalité, et très innocemment, un club où l’on débattait soit de questions morales, soit des implications morales de questions d’ordre politique. Les meilleurs orateurs d’entre eux y joutaient, comme ils avaient déjà eu l’occasion de le faire durant les nombreuses années qu’ils avaient passées à Eton.

Dans les années 1920, les Apostles se convertirent en masse au marxisme et la société secrète deviendrait dans les années 1930 une pépinière d’agents soviétiques non moins discrets.

Le cœur masculin de Bloomsbury (les femmes ne sont encore à cette époque à Cambridge qu’une minorité reléguée aux sphères extérieures) est constitué d’Apostles. C’est pourtant une femme : Virginia Stephen, romancière, épouse Woolf, qui incarnera Bloomsbury aux yeux du monde.

En août 1914, lorsque la guerre éclate, John Maynard Keynes, Apostle, passé par Eton, suivi de King’s College, a 31 ans. Il est maître de conférences à Cambridge et débute parallèlement une carrière de fonctionnaire au Trésor à Londres. Mathématicien, puis économiste improvisé, il n’a rien d’un artiste. Il n’en est pas moins pleinement chez lui à Bloomsbury : il deviendra le trésorier du groupe informel, puis son financier officieux. Il sera de tous les événements, il participera à toutes les soirées, il se trouvera au cœur de la promiscuité sexuelle dont Bloomsbury avait fait l’un des traits de sa liberté anti-victorienne, homosexuelle essentiellement, en ce qui le concerne.

Quand l’un de ses anciens condisciples de King’s et co-Apostle, l’aristocrate hongrois Ferenc Bekassy, se met en quête de l’argent qui lui permettra de retourner chez lui, Keynes le lui prête. Un ami lui fait observer que si Bekassy s’en va, c’est pour rejoindre les troupes ennemies. Keynes lui répond qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour dissuader son ami mais que seule sa volonté compte désormais à ses yeux. Lieutenant des Hussards, le Hongrois meurt à Bukovina en juin 1915 (Skidelsky I : 295). Le mois précédent il écrivait dans une lettre : « Les poètes tiennent à leurs sentiments et ne sont pas disposés à se séparer d’eux, les autres laissent leurs sentiments suivre leur cours naturel et n’écrivent pas de poésie » (ibid. 421).

À un autre de ses anciens camarades qui lui envoie une lettre du front, lui demandant s’il peut lui ramener un souvenir de Berlin, « une gravure, par exemple », Keynes répond d’une lettre truffée des plus récents potins. Laquelle lui revient barrée de la mention « TOMBÉ » (ibid. 296).

Rupert Brooke est à Cambridge un ami de Virginia Woolf, il a fréquenté un temps Bloomsbury, il est devenu ensuite un poète va-t-en-guerre, il est l’auteur de « The Soldier », Le soldat, qui débute par ces vers que tout Anglais connaît :

Si je devais mourir, pense de moi seulement ceci :
Qu’un coin de champ étranger
Est à jamais l’Angleterre.

En avril 1915, en route vers ce qui sera la bataille de Gallipoli, aux cent mille morts, Brooke meurt de septicémie.

À l’été 1915, à Bloomsbury comme à Cambridge, pour tous ces splendides jeunes gens, la guerre a désormais cessé d’être indifférente.

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Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Vol I, Hopes Betrayed 1883-1920, London : MacMillan, 1982

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